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le monde comme volonté et comme représentation

M. Cousin ne la représentent pas très dignement. Au fond, les Français, sous l’influence récente de Condillac, sont demeurés des adeptes de Locke. Aussi la chose en soi est-elle proprement pour eux la matière, dont les qualités foncières, impénétrabilité, forme, dureté et autres primary qualities, doivent fournir l’explication dernière de toutes choses en ce monde : on ne peut leur ôter cette idée de l’esprit, et leur supposition tacite est que la matière ne peut être mue que par des forces mécaniques. En Allemagne, les doctrines de Kant ont conjuré pour longtemps les absurdités de l’atomistique et de toute physique mécanique en général ; pourtant à l’heure présente ces opinions règnent ici également, par une conséquence de la platitude, de la grossièreté et de l’ignorance dues à l’influence d’Hegel. — Cependant, ne le nions pas, sans parler de la constitution manifestement poreuse des corps naturels, il est encore deux théories spéciales de la physique moderne qui ont poussé en apparence à ces abus de l’atomistique : d’une part, la cristallographie d’Haüy, qui ramène tout cristal à la figure de son noyau, élément dernier, mais dont l’indivisibilité n’est que relative ; d’autre part, la théorie de Berzélius sur les atomes chimiques, qui ne sont pourtant que les expressions des rapports de combinaison des corps, c’est-à-dire de pures grandeurs arithmétiques, et rien de plus au fond que des jetons de calcul. Par contre la thèse de la seconde antinomie kantienne en faveur des atomes, thèse instituée, à vrai dire, dans une simple vue dialectique, se réduit à un pur sophisme, comme je l’ai démontré dans la critique de cette philosophie, et jamais notre entendement propre ne nous conduit nécessairement à admettre les atomes. Je suppose en effet sous mes yeux un corps animé d’un mouvement lent, mais constant et uniforme : je ne suis pas obligé de me le figurer comme constitué par une série de mouvements innombrables, infiniment rapides, mais interrompus et coupés par autant de moments d’arrêt infiniment courts ; loin de là, je n’ignore pas qu’une pierre lancée par la main, tout en volant plus lentement que la balle sortie du fusil, ne subit aucun arrêt dans sa marche. De même il m’est aussi peu nécessaire de me représenter la masse d’un corps comme formée d’atomes et d’intervalles d’atomes, c’est-à-dire de plein absolu et de vide absolu : il n’y a au contraire aucune peine à concevoir ces deux phénomènes comme deux continua ininterrompus, qui remplissent uniformément, l’un le temps, et l’autre l’espace. Mais de même qu’un mouvement peut avoir cependant une vitesse supérieure à un autre, c’est-à-dire parcourir plus d’espace en un temps égal ; de même aussi un corps peut être spécifiquement plus lourd que l’autre, c’est-à-dire contenir plus de matière dans le même espace : dans les deux cas la différence repose alors sur l’intensité de la force agissante,