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le monde comme volonté et comme représentation

comprimé serait pulvérisé par le corps qui le comprime ou le choque, s’il ne pouvait se soustraire à sa violence par la fuite et sauver ainsi sa propre cohésion : là où ce recours lui manque, il est broyé en effet. On peut encore considérer les corps élastiques comme les plus courageux, qui cherchent à refouler l’ennemi, ou tout au moins à lui interdire toute poursuite ultérieure. Le seul mystère que la mécanique d’ailleurs si claire laisse obscur, avec le fait de la pesanteur, c’est-à-dire la communicabilité du mouvement, est donc pour nous l’expression de la tendance fondamentale du vouloir dans tous ses phénomènes, et par suite de l’instinct de conservation qui apparaît encore comme l’élément essentiel même au degré le plus bas de l’échelle des corps.

Dans la nature inorganique, la volonté commence par s’objectiver dans les forces générales, pour passer seulement ensuite, et par leur entremise, dans les phénomènes provoqués par des causes en chaque objet isolé. J’ai suffisamment expliqué, au paragraphe 26 du premier volume, le rapport entre la cause, la force naturelle et la volonté en tant que chose en soi. On voit ainsi que la métaphysique, sans interrompre jamais le cours de la physique, se contente de reprendre le fil là où la physique l’abandonne, c’est-à-dire aux forces primitives où toute explication causale trouve ses bornes. C’est ici seulement que commence l’explication métaphysique tirée de la volonté envisagée comme chose en soi. Dans tout phénomène physique, dans tout changement matériel nous devons d’abord indiquer la cause, changement particulier de même nature que le premier, et immédiatement antérieur ; puis la force naturelle primitive, qui a donné à la cause la faculté d’agir ; enfin, ou plutôt avant tout, il nous faut y reconnaître la volonté, essence intime de cette force, par opposition à son phénomène. La volonté apparaît néanmoins tout aussi directement dans la chute d’une pierre que dans les actions de l’homme ; la seule différence est que sa manifestation particulière est provoquée ici par un motif, là par une cause d’action mécanique, par exemple, la disparition d’un support, mais il y a égale nécessité dans les deux cas ; ajoutez que, dans le premier cas, elle repose sur un caractère individuel, dans le second sur une force naturelle générale. Cette identité de l’élément essentiel devient même frappante pour les sens, si nous contemplons par exemple avec attention un corps dont l’équilibre a été rompu, et qui doit à sa forme particulière de rouler longtemps de côté et d’autre avant de retrouver son centre de gravité : l’idée d’un semblant de vie s’impose alors à nous et nous sentons immédiatement qu’ici s’exerce une force analogue au principe vital. À la vérité ce n’est ici que la force naturelle générale ; mais, identique en soi à la volonté, elle devient en ce cas comme l’âme d’une quasi-existence d’un moment.