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le monde comme volonté et comme représentation

en effet aux témoignages directs de la nature cette valeur absolue que le naturalisme proprement dit s’attache à défendre. Si donc la nature nous présente tout être vivant comme sorti du néant et destiné, après une existence éphémère, à y rentrer pour toujours, et si elle semble se complaire à toujours recommencer, à produire sans cesse, pour pouvoir sans cesse détruire, sans être capable de rien mettre au jour de durable ; si par suite nous ne devons reconnaître de persistant que la matière qui, incréée et impérissable, enfante toutes choses de son sein, d’où, semble-t-il, son nom de mater rerum, et à côté de la matière, la forme, sorte de père des choses, aussi fugitive que l’autre est constante, variant à tout moment, capable seulement de se maintenir tant qu’elle s’accroche en parasite à la matière, tantôt à cette parcelle, tantôt à cette autre, et sujette à disparaître, dès qu’elle a une fois perdu ce point d’appui, comme l’attestent paleothériums et ichthyosatires, — dans ce spectacle, il nous faut sans doute reconnaître le témoignage immédiat et sincère de la nature, mais, en raison de l’explication donnée plus haut de l’origine et de la nature correspondante de l’intellect, nous ne pouvons attribuer à ces déclarations une vérité absolue, mais au contraire et toujours une vérité toute relative, et c’est ce que Kant a bien marqué, en la nommant le phénomène par opposition à la chose en soi.

Est-il possible, malgré cette limitation essentielle de l’intellect, par un détour, c’est-à-dire au moyen de la réflexion longuement poursuivie et par la combinaison artificielle de la connaissance objective dirigée vers le dehors avec les données de la conscience propre, de parvenir à une certaine intelligence du monde et de l’essence des choses ? ce ne sera toujours qu’une connaissance très limitée, tout indirecte et relative, c’est-à-dire une traduction allégorique dans les formes de la connaissance, et ainsi un pur quadam prodire tenus qui laissera toujours derrière soi nombre de problèmes sans solution. — Au contraire, l’erreur capitale de l’ancien dogmatisme détruit par Kant était, dans toutes ses formes, de partir entièrement de la connaissance, c’est-à-dire du monde comme représentation, pour en déduire et construire à l’aide de ses lois tout ce qui existe. Dans cette opération il tenait ce monde de la représentation avec ses lois pour un être absolu doué d’une absolue réalité, tandis que toute l’existence en est foncièrement relative et n’est que le résultat ou le phénomène de l’être en soi qui lui sert de base ; en d’autres termes, il édifiait une ontologie, là où il ne trouvait matière qu’à une dianoiologie. Par la conformité même de la connaissance à des lois, Kant en a montré la relativité subjective et par suite l’immanence absolue, c’est-à-dire l’entière inaptitude à tout usage transcendant ; aussi pouvait-il appeler très justement sa