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vue objective de l’intellect

superficielle, toujours attachée à la surface des choses, qui ne saisit que des species transitivas, mais non la nature vraie des êtres. Voilà pourquoi il n’est pas de chose, fût-ce la plus simple et la plus misérable, que nous puissions fouiller de notre regard et embrasser par l’esprit : il reste en tout quelque obscurité que nous sommes impuissants à éclaircir. — Puisque l’intellect n’est qu’un produit de la nature, calculé par elle uniquement en vue de ses fins, les mystiques chrétiens ont eu grandement raison de le nommer « la lumière de la nature » et de le ramener dans ses bornes : car la nature est le seul objet à l’égard duquel il soit le sujet. Le fond de cette expression est déjà, à vrai dire, la pensée d’où est sortie la Critique de la raison pure. Par la voie directe, c’est-à-dire par l’application immédiate et sans critique de l’intellect et de ses données, nous ne pouvons concevoir le monde, et plus nous méditons sur ce sujet, plus nous nous engageons, plus nous nous enfonçons dans d’inextricables énigmes. La cause en est que l’intellect, et par suite la connaissance même, est déjà un élément secondaire, un pur résultat, produit par le développement de la nature du monde ; le monde lui était donc antérieur et il n’a enfin paru que dans une éruption vers la lumière de l’effort inconscient, qui, sorti du fond de ses ténèbres, manifeste son essence en tant que volonté dans la conscience intime née de la même impulsion et du même coup. Ce qui a précédé la connaissance, ce qui était la condition primordiale de son existence, ce qui en est ainsi la base propre ne peut être saisi immédiatement par elle, de même que l’œil ne peut se voir lui-même. Loin de là, les rapports d’être à être qui se présentent à la surface des choses, voilà son unique fonction, et elle peut s’en acquitter par le seul moyen de l’appareil intellectuel, c’est-à-dire des formes de l’intellect, espace, temps et causalité. Comme le monde s’est formé sans l’aide de la connaissance, l’essence entière n’en rentre pas dans la connaissance, mais celle-ci au contraire suppose déjà l’existence du monde, et voilà pourquoi l’organe du monde est hors de son domaine. Elle est donc bornée aux rapports entre les êtres existants, et suffit ainsi aux besoins de la volonté individuelle, dont le seul service a provoqué son apparition. Car l’intellect, nous l’avons déjà montré, trouve ses conditions dans la nature, il réside en elle et en fait partie, et il ne peut pas se placer en face d’elle comme un spectateur complètement étranger, pour en embrasser en soi l’essence entière d’une vue pénétrante et tout objective. Il peut, par une bonne fortune, tout comprendre dans la nature, mais non pas la nature même, au moins directement. Si décourageante que soit pour la métaphysique cette limitation essentielle de l’intellect, conséquence de sa nature et de son origine, elle ne laisse pas d’avoir un autre côté des plus consolants. Elle enlève