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tation. Avec notre manière de voir disparaît aussi ce qu’il y a de choquant dans la théorie kantienne : pour Kant l’intellect, au lieu des choses en soi, connaît de purs phénomènes ; il est ainsi conduit à des paralogismes et à des hypostases sans fondement, résultat « de sophistications de la raison elle-même et non pas des hommes, sophistications dont le plus sage lui-même ne peut se défaire ; peut-être, après de grands efforts, pourra-t-il se garder de l’erreur, mais quant à l’apparence, qui ne cesse de le harceler et de se jouer de lui, jamais il ne s’en dégagera ». Ne semble-t-il pas ainsi que notre intellect soit à dessein voué à nous induire en erreur ? Or, les vues objectives ici développées sur l’intellect, en nous en montrant la genèse, nous font comprendre que, destiné exclusivement à des fins pratiques, il est le simple médium des motifs, que par suite il lui suffit de les présenter exactement pour remplir sa mission, et que si de l’ensemble des phénomènes qui se présentent ainsi à nous objectivement selon leurs lois, nous entreprenons de construire l’être des choses en soi, nous le faisons à nos risques et périls et sous notre propre responsabilité. Nous l’avons reconnu en effet, cette force intime de la nature, cette force inconsciente à l’origine et perdue dans les ténèbres où elle s’agite, qui, après s’être élevée jusqu’à la conscience propre, se révèle à celle-ci comme volonté, ne peut franchir ce degré qu’en produisant un cerveau animal, qu’en donnant à ce cerveau la connaissance pour fonction, et de ce fait naît en lui le phénomène du monde intuitif. Or, passer de ce pur phénomène cérébral, avec la régularité invariablement attachée à ses fonctions, à l’être objectif et en soi du monde et des choses, être indépendant de lui, existence antérieure et postérieure à la sienne, et les déclarer identiques, c’est faire un saut auquel rien ne nous autorise. Mais ce mundus phœnomenon, cette intuition qui demande des conditions si diverses pour se produire, est la source de toutes nos notions ; toutes tiennent leur valeur d’elle seule, ou du moins seulement de leur rapport avec elle. Aussi sont-elles, selon l’expression kantienne, d’un usage immanent et non transcendant, c’est-à-dire que ces notions, cette matière première de notre pensée, et à plus forte raison les jugements produits par leur combinaison, sont impropres à nous fournir l’idée de l’essence des choses en soi et de l’enchaînement véritable du monde et de la vie : c’est une entreprise analogue à celle qui consisterait à exprimer en pouces carrés la capacité stéréométrique d’un corps. Car notre intellect, destiné seulement à l’origine à présenter ses fins les plus mesquines à la volonté individuelle, ne conçoit par suite que les simples relations des choses, sans pénétrer dans leur substance intime, dans leur essence propre : ce n’est donc qu’une pure force