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critique de la philosophie kantienne

grandeur infiniment petite ; or une pareille disproportion donne à l’imagination une impulsion invincible ; car elle n’a plus qu’à choisir entre deux hypothèses : concevoir le monde infiniment grand ou infiniment petit. Cela avait déjà été compris des philosophes anciens : « Métrodore, le maître d’Épicure, trouve inadmissible que dans un vaste champ il ne pousse qu’un épi, que dans l’infini il ne se produise qu’un monde[1] ». Voilà pourquoi beaucoup d’entre eux enseignèrent qu’il y avait une infinité de mondes dans l’infini[2]. Tel est aussi l’esprit de l’argument de Kant dans l’antithèse. Mais il est rendu méconnaissable par la forme scolastique et embarrassée sous laquelle il est présenté. Le même argument pourrait également être employé contre la limitation du monde dans le temps, si l’on n’en avait trouvé un beaucoup meilleur, à la lumière de la loi de causalité. Ajoutons que, si l’on admet l’hypothèse d’un monde limité dans l’espace, il se pose encore une question sans réponse : en vertu de quel privilège une partie de l’espace a-t-elle été remplie, tandis que l’autre, infinie, est restée vide ? Si l’on veut une exposition détaillée fort intéressante des arguments pour et contre la limitation du monde on la trouvera chez Giordano Bruno dans le cinquième dialogue de son livre : « Del infinito, universo e mondi » Du reste Kant lui-méme, dans son Histoire naturelle et théorie du ciel[3], affirme fort sérieusement, d’après des raisons objectives, que le monde n’a point de limites dans l’espace. Aristote déjà s’était rallié à la même opinion dans deux chapitres[4], fort intéressants à lire au sujet de cette antinomie.

Dans la seconde antinomie, dès le début, la thèse est entachée d’une grossière pétition de principe : voici les premiers mots de cette thèse : « Toute substance composée est composée de parties simples ». Une fois admise la conception tout à fait arbitraire de substance composée, Kant n’a évidemment aucune peine à prouver l’existence des parties simples. Mais ce principe sur lequel tout repose, à savoir « toute matière est composée », voilà justement ce qui demeure indémontré, et pour une bonne raison : c’est que ce principe est une hypothèse dénuée de fondement. En effet, ce qui s’oppose à l’idée du simple, ce n’est pas celle du composé ; c’est celle de la chose étendue, de la chose qui a des parties, de la chose divisible. En réalité Kant admet ici implicitement que les parties existaient avant le tout, qu’elles ont été réunies ensemble et que

  1. Μητροδωρος, ο καθηγητης Επικουρου, φησιν ατοπον ειναι εν μεγαλω πεδιω ενα σταχυν γεννηθηναι, και ενα κοσμον εν τω απειρω.
  2. Απειρους κοσμους εν τω απειρω).
  3. Naturgeschichte und Theorie des Himmels, Theil II, kap. 7.
  4. Phys. III. § 4 et 5.