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critique de la philosophie kantienne

elle a une forme, une qualité. Or à son tour, ce concept de matière a donné naissance à un nouveau concept, celui de substance ; ce nouveau concept était une abstraction, et soi-disant un genre dont la matière était une espèce ; on l’avait formé en ne laissant au concept de la matière qu’un seul prédicat, celui de la permanence ; quant aux autres prédicats, propriétés essentielles de la matière, tels qu’étendue, impénétrabilité, divisibilité, etc., on en avait fait abstraction. Le concept de substance a, en sa qualité de genre, une compréhension moindre, mais — et c’est en cela qu’il diffère des autres genres — il n’a pas une extension plus vaste que le concept de matière, il n’embrasse point, outre la matière, d’autres espèces ; la matière est l’unique espèce du genre « substance », elle en est l’unique contenu possible ; donc le contenu du concept de substance se trouve d’un seul coup effectivement donné et vérifié. Or, à l’ordinaire, lorsque la raison recourt à l’abstraction pour créer le concept d’un genre, elle a pour but de réunir sous une même pensée plusieurs espèces différant entre elles par des caractères secondaires. Mais ici ce but n’avait pas à être poursuivi. J’en conclus : de deux choses l’une, ou bien le travail d’abstraction que l’on a entrepris était oiseux et inopportun ; ou bien ceux qui l’ont entrepris avaient une secrète arrière-pensée. Cette arrière-pensée, la voici : il s’agissait de ranger dans le concept de substance, à côté de la matière, à côté de la seule et unique espèce qui constituait le genre, une seconde espèce, l’âme, substance immatérielle, simple et indestructible. Si ce nouveau concept de l’âme a pu s’insinuer, cela tient à ce que, en enveloppant la matière sous le concept soi-disant plus étendu de la substance, l’on avait déjà procédé d’une manière irrégulière et illogique. Lorsque la raison, dans sa marche régulière, forme le concept d’un genre, toujours elle rapproche les uns des autres les concepts de plusieurs espèces, puis elle procède par voie comparative et discursive, elle fait abstraction des différences, elle ne s’attache qu’aux ressemblances, et enfin elle obtient le concept du genre, concept qui résume ceux de toutes les espèces, mais qui leur est inférieur en compréhension. D’où il suit que les concepts des espèces doivent toujours être antérieurs à celui du genre. Dans le cas présent la marche est inverse. Il n’y a que le concept de matière qui ait précédé le soi-disant concept du genre, c’est-à-dire celui de substance ; le second a été formé au moyen du premier sans nécessité, par suite sans raison, d’une manière parfaitement oiseuse ; ce concept de substance est tout simplement celui de matière, dépouillé de toutes ses déterminations sauf une. C’est seulement après cela qu’à côté du concept de matière l’on a placé et insinué une prétendue deuxième espèce qui en réalité n’en est pas une. Il suffisait désormais pour former le