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le monde comme volonté et comme représentation

radicalement différentes, le corps et l’âme, est en réalité l’antithèse de l’objectif et du subjectif. Quand l’homme se perçoit objectivement par l’intuition extérieure, il perçoit un être étendu dans l’espace et parfaitement corporel ; si au contraire il se perçoit par la simple conscience, c’est-à-dire d’une manière purement subjective, il perçoit un être composé uniquement de volonté et de représentation, affranchi de toutes les formes de l’intuition, dépourvu aussi de toutes les propriétés inhérentes au corps. Alors il crée le concept de l’âme ; il le crée, comme l’on crée tous les concepts transcendants que Kant appelle des Idées : il applique le principe de raison, forme de tout objet, à ce qui n’est point un objet, c’est-à-dire dans l’espèce au sujet de la connaissance et de la volonté. C’est qu’en effet l’homme considère la connaissance, la pensée, la volonté comme des effets ; il cherche la cause des effets en question, et ne la pouvant trouver dans le corps, il invente une cause tout à fait différente du corps. C’est ainsi que tous les dogmatiques, depuis le premier jusqu’au dernier, démontrent l’existence de l’âme : ainsi procédait Platon dans le Phèdre, ainsi procède Wolf ; ils considèrent la pensée et la volonté comme des effets, et de ces effets ils remontent à une cause : l’âme. C’est de cette manière, c’est en érigeant en hypostase une cause correspondant à cet effet, que l’on a créé ce concept d’un être immatériel, simple et indestructible ; c’est seulement après que ce concept fut formé, que l’école voulut l’expliquer et en démontrer la légitimité au moyen du concept de substance. Mais le concept de substance lui-même, l’école venait justement de le confectionner pour les besoins de la cause ; et il est intéressant de voir par quel artifice.

Dans ma première classe de représentations, c’est-à-dire parmi les représentations du monde intuitif et réel, je range également la représentation de la matière ; en effet, la loi de causalité qui règne sur la matière détermine le changement des états ; or les états, qui changent, supposent une chose qui demeure et dont ils sont eux-mêmes les modifications. Plus haut, dans mon paragraphe sur le principe de permanence de la substance, j’ai fait voir, en me référant à des passages antérieurs, quelle est la genèse de la représentation de matière ; la matière existe exclusivement pour l’entendement ; or la loi de causalité — unique forme de l’entendement — unit intimement dans l’entendement le temps et l’espace ; dans le résultat ainsi produit la part prise par l’espace correspond à la permanence de la matière, la part prise par le temps correspond aux changements d’état de cette même matière. La matière pure, la matière en soi, ne peut être que pensée abstraitement ; elle ne peut être perçue par intuition ; car, dès que la matière se manifeste à l’intuition,