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le monde comme volonté et comme représentation

ou par vision[1]. Malgré cela Kant s’est approprié le terme pour désigner ce qui réside en dehors de toute intuition possible, ce que la pensée abstraite elle-même ne peut saisir qu’à demi. Le mot Idées, inauguré par Platon, a conservé, durant vingt-deux siècles, le sens que lui donnait Platon : non seulement les philosophes de l’antiquité, mais encore les scolastiques et même les Pères de l’Église, les théologiens du moyen âge, l’ont employé exclusivement dans le sens platonicien, c’est-à-dire dans le sens du mot latin exemplar ; Suarez d’ailleurs le dit expressément[2]. — Plus tard les Anglais et les Français ont été amenés par la pauvreté de leur langue à abuser du mot ; cela est fâcheux, mais ne tire pas à conséquence. — Mais revenons à Kant : il s’est servi à contre sens du mot Idée ; il lui a donné une nouvelle signification, fondée sur la conception peu solide d’une chose qui ne serait point objet d’expérience ; sans doute les Idées de Platon sont un peu dans le même cas, comme aussi toutes les chimères possibles ; toujours est-il que Kant a abusé du mot et que cet abus ne se peut justifier. Un abus récent ne pouvant prévaloir contre un usage accrédité par l’autorité des siècles, j’ai toujours employé le mot Idée dans son sens antique et primordial, dans le sens platonicien.


La réfutation de la Psychologie rationnelle est beaucoup plus détaillée, beaucoup plus approfondie dans la première édition de la Critique de la Raison pure que dans la seconde et dans les suivantes ; aussi est-ce uniquement la première édition que chacun doit consulter sur ce point. Cette réfutation est, dans son ensemble, un morceau d’une très grande valeur ; elle contient une part considérable de vérité. Cependant je fais mes réserves : selon moi c’est uniquement pour l’amour de la symétrie que Kant déduit du paralogisme précédent le concept de l’âme, en appliquant le concept soi-disant nécessaire de l’inconditionné à celui de la substance, lequel est la première catégorie de la relation ; puis, en partant de là, il affirme que dans toute raison spéculative telle doit être la genèse du concept de l’âme. Si ce concept avait réellement son origine dans l’hypothèse du sujet dernier de tous les prédicats possibles d’une chose, dans ce cas on aurait admis l’existence d’une âme non seulement chez l’homme, mais encore et avec une égale nécessité dans toute chose inanimée ; car toute chose sans vie suppose un sujet dernier de tous ses prédicats. Mais Kant se sert d’une expression tout à fait impropre, toutes les fois qu’il parle d’une chose ne pouvant exister

  1. Anschaulichkeiten oder Sichtbarkeiten.
  2. Disput. XXV, Sect. I.