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critique de la philosophie kantienne

ports d’allégresse ; car, dit-il, après avoir appris la géométrie chez les Égyptiens, l’astronomie chez les Babyloniens, la magie chez les Thraces, mille autres choses chez les Assyriens, Platon s’est fait enseigner le théisme par les Juifs : « Je reconnais tes maîtres ; tu as beau les vouloir cacher ; ta doctrine de Dieu, tu l’as puisée aux pures sources hébraïques. » — « Οῗδα τοὺς σοῦ διδασϰάλους ϰἂν άποϰρύπτειν έθελῆς,… δοξὰν τοῦ θξοῦ παρ’αύτῶν ώφελὴσαι τῶν Έϐραίων. » — C’est une scène de reconnaissance vraiment touchante, digne d’un mélodrame. — Voici encore une remarquable confirmation, à l’appui de mon dire. D’après Plutarque[1], et mieux encore d’après Lactance[2], Platon rendait grâces à la nature d’être né homme et non point animal, homme et non femme, Grec et non point barbare.

Or dans le recueil de Prières des Juifs d’Isaac Euchel, le fidèle remercie Dieu de l’avoir fait juif et non païen, libre et non point esclave, homme et non point femme. — Si Kant avait fait cette étude historique, il aurait échappé à la fâcheuse nécessité où il s’est trouvé ; il n’aurait pas été conduit à dire que les trois concepts de l’âme, du monde et de Dieu, étaient une conséquence nécessaire, un produit naturel de la raison, alors que d’autre part il démontre l’inanité des mêmes concepts, l’impossibilité de leur donner une valeur légitime ; en un mot, il n’eût point fait de la raison elle-même une sorte de sophiste, comme lorsqu’il dit : « Ce sont des sophismes non de l’homme, mais de la raison ; le plus sage lui-même ne peut y échapper ; peut-être, malgré tous ses efforts, sera-t-il impuissant contre l’erreur ; en tous cas, il ne peut se débarrasser de cette apparence qui le dupe et le trompe sans cesse[3]. » D’après cela les Idées de la raison seraient, pour Kant, comme le foyer d’un miroir concave : tous les rayons viennent se réfléchir et converger dans ce foyer, à quelques pouces de la surface du miroir, et, en vertu d’un procédé nécessaire de notre entendement, nous apercevons un objet qui est une pure apparence, sans réalité.

Pour désigner ces trois productions nécessaires — ou soi-disant telles — de la raison pure théorétique, Kant n’a pas choisi une expression heureuse : il les appelle Idées ; ce terme est pris de Platon ; or Platon s’en sert pour désigner ces types immuables, multipliés par l’espace et par le temps, dont les choses individuelles et périssables ne sont que les innombrables, mais imparfaites images. Les Idées de Platon sont donc essentiellement intuitives ; d’ailleurs le mot même qu’il a choisi exprime d’une manière fort précise le sens suivant : choses perçues par intuition

  1. Vie de Marius.
  2. I, 3,19.
  3. P. 339,5e ép., p. 317.