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le monde comme volonté et comme représentation

à la pure raison ; néanmoins nous ne pouvons, sans recourir à l’hypothèse de la révélation, les considérer comme émanant du développement de la raison humaine ou comme produits par elle suivant la propre loi de son essence. Pour vider la question, il faudrait recourir à des recherches historiques ; il faudrait se demander si les peuples anciens, étrangers à l’Europe, et particulièrement les Hindous, si les plus vieux philosophes grecs sont effectivement parvenus, eux aussi, à des concepts de ce genre ; ou bien si au contraire ce ne serait pas nous qui aurions la complaisance vraiment exagérée de leur attribuer de semblables créations ; le procédé d’ailleurs ne serait pas nouveau : les Grecs retrouvaient partout leurs dieux, et, ce serait par un contre-sens pareil que nous traduirions le mot « Brahm » des Hindous, le mot « Tien » des Chinois, par notre mot « Dieu » ; il faudrait rechercher enfin si le théisme proprement dit n’est pas une production unique, issue de la seule religion juive et des deux autres religions qui en procèdent ; n’est-ce pas pour cela en effet que les croyants de ces trois religions enveloppent les adeptes de toutes les autres sous le nom de païens ? — Par parenthèse cette expression est singulièrement naïve et grossière ; elle devrait au moins être bannie des écrits des savants, puisqu’elle identifie et met dans le même sac Brahmanistes, Bouddhistes, Égyptiens, Grecs, Romains, Germains, Gaulois, Iroquois, Patagons, Caraïbes, Otahitiens, Australiens et autres. Pour la prêtraille, cette expression convient : dans le monde savant la porte doit lui être fermée ; qu’elle passe en Angleterre, qu’on la relègue à Oxford ! — Le bouddhisme, c’est-à-dire la religion qui compte sur la terre le plus de fidèles, loin d’admettre le moindre vestige de théisme, en a, au contraire, une horreur invincible ; c’est là une vérité absolument établie. Pour ce qui est de Platon, j’imagine que c’est aux juifs qu’il doit ses accès périodiques de théisme. Numenius[1] l’appelle pour cette raison, le Moïse grec, Moses grœcisans : « Qu’est-ce que Platon, sinon un Moïse attique ? » — « Τί γάρ έστι Πλάτων, ἢ Μώσης άττιϰίζων ; » et il lui reproche d’avoir dérobé dans les écrits de Moïse ses doctrines de Dieu et de la création. Clément d’Alexandrie répète souvent que Platon a connu Moïse et qu’il en a tiré parti[2] ; dans l’Exhortation aux Gentils, il commence par gourmander et narguer tous les philosophes grecs ; il leur reproche de n’avoir pas été des Juifs ; c’est une vraie capucinade[3] ; puis il fait une exception en faveur de Platon[4] ; il le félicite, il se livre à de véritable trans-

  1. Ap. Clément d’Alexandrie, Strom., I, c. XXII. — Eusèbe, Praep., evang., XIII, 12. — Suidas. art. Numenius.
  2. Strom. I, 25 ; V. cap. 14, § 90 et 99. — Paedag. II, 10 ; III, 11.
  3. Cap. 5.
  4. Cap. 6.