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critique de la philosophie kantienne

cette confusion, et pour cela il se sert d’un simple jeu de mots (universalitas et universitas)[1] — Ainsi la recherche des raisons suprêmes de la connaissance, des vérités générales, n’est nullement fondée sur l’hypothèse d’un objet inconditionné quant à son existence ; cette recherche n’a rien de commun avec cette hypothèse, et ce serait une erreur radicale que de se figurer le contraire. Quand bien même l’essence de la raison comporterait une hypothèse de ce genre, la raison, dès qu’elle réfléchit, doit considérer cette hypothèse comme un non-sens. Disons plus : l’origine de ce concept d’inconditionné n’a d’autre source que la paresse de l’individu : celui-ci, en effet, bien qu’il n’en ait nullement le droit, espère, au moyen de ce concept, se débarrasser de tout problème ultérieur, soit qu’il le concerne ou non.

À ce prétendu principe de la raison, Kant lui-même refuse la valeur objective ; mais il nous le présente comme une hypothèse subjective nécessaire, et de cette façon il provoque dans notre connaissance un conflit sans issue, conflit que tout à l’heure il va accentuer encore davantage. À cet effet il développe ce principe de la raison[2], toujours fidèle d’ailleurs à sa méthode de symétrie architectonique. Les trois catégories de la relation donnent naissance à trois sortes de raisonnement ; chacune de ces trois sortes de raisonnement nous fournit une méthode pour rechercher un inconditionné particulier ; par conséquent il y a également trois inconditionnés : l’âme, le monde (comme objet en soi et totalité complète), Dieu. Nous devons, dès maintenant, remarquer une grave contracdition, à laquelle Kant n’a sûrement pas pris garde ; car elle pourrait être très préjudiciable à la symétrie. Deux de ces inconditionnés sont à leur tour conditionnés par le troisième ; l’âme et le monde sont conditionnés par Dieu qui est leur cause efficiente : l’âme et le monde ne partagent point avec Dieu le prédicat inconditionné, c’est-à-dire le seul dont il soit question ici ; l’âme et le monde n’ont de commun avec Dieu que le prédicat suivant : ils sont déduits d’après les principes de l’expérience, en dehors et au dessus de la possibilité de l’expérience.

Quoiqu’il en soit, le fait est qu’il y a pour Kant trois inconditionnés auxquels toute raison doit aboutir, suivant la loi de son essence. Or dans ces trois inconditionnés nous retrouvons les trois grands objets autour desquels a tourné toute la philosophie soumise à l’influence du christianisme, depuis les scolastiques jusqu’à Ch. Wolf. De pareils concepts ont beau, grâce à l’influence des philosophes, être devenus des idées courantes, familières même à

  1. P. 322 ; 5e éd., p. 379.
  2. P. 322 ; 5e éd., p. 379.