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le monde comme volonté et comme représentation

longent à l’infini la série des phénomènes qui se conditionnent les uns les autres. Je renvoie, sur ce point, à la remarque que je fais plus bas, dans la critique de la première antinomie. L’on peut encore consulter « la Doctrine du bouddhisme » de Upham[1], et d’une manière générale tous les travaux exacts sur les religions de l’Asie. Il ne faut pas confondre judaïsme et raison.

Ainsi Kant n’attribue au prétendu principe de la raison aucune valeur objective : il lui attribue simplement une nécessité subjective ; mais tout en faisant cette réserve, il ne l’en déduit pas moins, par un vain sophisme[2]. Voici comment il procède : nous cherchons, aussi longtemps que nous le pouvons, à subordonner toute vérité à nous connue à une autre plus générale ; or ce fait même n’est autre chose que la recherche de l’inconditionné, supposé par nous. Mais en réalité, lorsque nous cherchons ainsi, nous ne faisons que simplifier notre connaissance en élargissant notre point de vue, par l’application et par l’usage normal de la raison, de cette faculté de cognition abstraite et générale qui distingue l’homme raisonnable, parlant et pensant, de l’animal, esclave du présent. En effet, l’usage de la raison consiste à connaître le particulier par le général, le cas par la règle, la règle par une règle plus générale, en un mot à chercher les points de vue les plus généraux : en élargissant ainsi notre raison, nous facilitons et nous perfectionnons notre connaissance à un tel point que c’est là la grande différence entre la vie animale et la vie humaine, entre la vie sauvage et celle de l’homme civilisé. Incontestablement la série des raisons de la connaissance bornée au domaine de l’abstrait, c’est-à-dire de la raison, trouve toujours une fin, lorsqu’elle se heurte à l’indémontrable, autrement dit à une représentation qui n’est plus conditionnée d’après cette expression du principe de raison — la raison de la connaissance ; or cette représentation, perçue soit a priori soit a posteriori, mais toujours d’une manière immédiate et intuitive, c’est précisément ce qui fonde le principe suprême de l’enchaînement des raisonnements. J’ai déjà montré dans ma Dissertation sur le principe de raison[3] que, dans ce cas, la série des raisons de connaissance se réduit à proprement parler aux raisons du devenir et de l’être. Mais prétendre tirer parti de cette circonstance pour déclarer qu’il existe même subjectivement un inconditionné au point de vue de la loi de causalité, cela n’est permis qu’à ceux qui n’ont pas encore distingué les différentes expressions du principe de raison, qui les confondent toutes ensemble et qui se bornent à l’énonciation abstraite. Or Kant cherche à accréditer

  1. Upham, Doctrine of Buddhaïsm.
  2. P. 307 ; 5e éd., p. 304.
  3. § 50.