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critique de la philosophie kantienne

néant. La raison, en tant que faculté de cognition, n’a jamais affaire en définitive qu’à des objets ; or tout ce qui est objet pour un sujet se trouve nécessairement et irrévocablement sous la puissance et dans le domaine du principe de raison, tant a priori qu’a posteriori. La valeur du principe de raison repose sur la forme même de la conscience, et cela est tellement vrai qu’on ne peut se représenter rien d’objectif sans qu’aussitôt une question se pose, celle du pourquoi ; par suite il n’y a pas, absolument parlant, d’absolu qui puisse nous servir d’oreiller. Tel ou tel philosophe a beau trouver commode de s’en tenir au statu quo, il a beau admettre arbitrairement un pareil absolu, rien ne peut prévaloir contre une certitude a priori aussi incontestable que celle-là ; sur ce point il n’y a pas de grands airs qui soient capables de nous duper. En réalité, tout ce qu’on nous dit de l’absolu — le thème quasi perpétuel des systèmes philosophiques essayés depuis Kant — n’est autre chose que la preuve cosmologique déguisée. Celle-ci, en effet, depuis le procès que lui fit Kant, se trouvait déchue de tous ses droits, mise au ban de la philosophie ; ne pouvant plus se montrer sous sa véritable forme, elle s’est présentée sous des déguisements de toutes sortes ; tantôt elle est magnifiquement revêtue, elle se drape dans les grands mots d’intuition intellectuelle ou de pensée pure ; tantôt au contraire elle ne vit que de mendicité et d’escroquerie, à force de sophismes et d’expédients. Si ces messieurs veulent absolument avoir un absolu, j’en ai un à leur service ; à tout ce que l’on peut exiger d’un absolu il répond beaucoup mieux que toutes les chimères dont ils sont les auteurs : cet absolu, c’est la matière. Elle n’a ni origine ni fin ; elle est indépendante dans le vrai sens du mot ; elle est « ce qui est en soi et est conçu par soi[1] » ; tout émane de son sein et tout y retourne : que peut-on demander de plus à un absolu ? — Quant à ceux qui sont restés sourds à la Critique de la raison, c’est bien à eux que l’on devrait crier : « Vous êtes donc comme les femmes : on a beau leur parler raison pendant une heure, toujours elles reviennent à leur premier mot[2] ? »

Ce n’est nullement l’essence de la raison qui nous autorise à remonter vers une cause inconditionnée, vers un premier commencement ; en voici d’ailleurs une nouvelle preuve, une preuve de fait : les religions primitives de notre race, le brahmanisme et le bouddhisme, qui ont aujourd’hui encore de si nombreux croyants, ne connaissent ni n’admettent aucune doctrine semblable ; elles pro-

  1. Quod per se est et quod per se concipitur. (Spinoza, Éthique, livre I, déf. 1).
  2. Seid ihr nicht wie die Weiber, die beständig
    Zurück nür kommen auf ihr erstes Wort,
    Wenn man Vernunft gesprochen stundenlang ?