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le monde comme volonté et comme représentation

une série de conditions ni que cette série soit complète. Toutefois le concept d’une condition complète n’indiquant point si les éléments de la condition doivent être simultanés ou successifs, l’on a décidé arbitrairement qu’ils devaient être successifs ; voilà comment on s’est figuré qu’une série complète de conditions successives était chose nécessaire. Par une pure abstraction, par une convention arbitraire, la série des causes et des effets a été considérée simplement comme une série de causes, déterminées par l’unique nécessité d’expliquer le dernier effet et de lui fournir une raison suffisante. J’invite le lecteur à y regarder de plus près, à réfléchir davantage, à quitter la généralité vague de l’abstraction pour descendre aux réalités particulières et précises ; il verra dès lors que les exigences de la raison suffisante se bornent à ceci : les déterminations de la cause prochaine doivent être complètes ; mais il n’est point question d’une série complète. Les exigences du principe de raison sont parfaitement satisfaites, dès que, pour un conditionné quelconque, la raison suffisante lui est donnée. Elles se renouvellent aussitôt que cette raison est à son tour considérée comme une conséquence : jamais pourtant il ne réclame directement une série de raisons. Mais si, au lieu de considérer les choses en elles-mêmes, l’on se renferme dans les concepts abstraits, toutes ces nuances s’effacent : de cette manière, l’on prend facilement une chaîne alternative de causes et d’effets, de raisons logiques et de conséquences, pour une chaîne exclusivement composée de causes et de raisons aboutissant en définitive à un effet ; l’on part de ce principe, juste d’ailleurs, « pour qu’une raison soit suffisante, il faut que les conditions dont elle se compose soient complètes » ; puis on conclut, ainsi que nous l’avons vu, de la manière suivante : « il existe une série complète, exclusivement composée de raisons, lesquelles n’existent que pour expliquer la conséquence dernière ». Voilà comment le principe abstrait de la raison parvient à s’imposer effrontément, lui et l’inconditionné, sa prétendue conséquence. Pour en découvrir la nullité, il n’y avait pas besoin d’une critique de la raison pure, faite au moyen des antinomies et de leur solution : il suffisait d’une critique de la raison, entendue dans le sens de ma définition, autrement dit il suffisait de rechercher le rapport de la connaissance abstraite avec la connaissance directement intuitive ; pour cela il aurait fallu quitter les généralités vagues de la connaissance abstraite et se placer sur le terrain ferme et précis de la connaissance intuitive. Ainsi entendue, la critique de la raison nous apprend que l’essence de cette faculté ne consiste nullement dans la recherche de l’inconditionné : en effet, la raison elle-même, sitôt qu’elle agit avec la plénitude de sa réflexion, ne peut manquer de s’apercevoir que l’inconditionné est un pur