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critique de la philosophie kantienne

Kant, en effet, aussitôt après l’exposition de la simple forme de l’intuition, néglige le contenu de l’intuition, c’est-à-dire la totalité de la perception empirique ; il s’en débarrasse au moyen de la formule suivante : « La partie empirique de l’intuition est donnée » ; il ne se demande point comment la perception a lieu, si c’est avec ou sans l’entendement ; il ne fait qu’un saut jusqu’à la pensée abstraite, et encore ne dit-il pas un mot de la pensée en général, il se borne à parler de certaines formes de pensées ; il ne s’inquiète pas non plus de ce que sont la pensée, le concept, le rapport de l’abstrait et du discursif au concret et à l’intuitif ; il néglige de rechercher quelle est la différence entre la connaissance de l’homme et celle de l’animal, quelle est l’essence de la raison.

Cette distinction entre la connaissance abstraite et la connaissance intuitive, que Kant a tout à fait négligée, est précisément celle que les anciens philosophes exprimaient par les mots de phénomènes (φαινόμενα) et de Noumènes (νοούμενα)[1] ; l’opposition et l’incommensurabilité de ces deux termes entre eux leur avait donné maint souci ; qu’on se rappelle les sophismes des Éléates, la théorie des Idées de Platon, la dialectique des Mégariens, et plus tard, du temps de la scolastique, la lutte entre le nominalisme et le réalisme ; — d’ailleurs cette lutte était déjà en germe dans les tendances opposées de l’esprit de Platon et de celui d’Aristote ; mais le germe n’en devait se développer que tardivement. — Kant, par une erreur impardonnable, négligea totalement la chose que les mots phénomène et noumène étaient chargés de désigner ; puis il s’empara de ces mots, comme on fait d’une propriété sans maître, et il s’en servit pour désigner ce qu’il appelle chose en soi et phénomène (Erscheinungen).


J’ai donc été obligé de rejeter la théorie kantienne des catégories, comme Kant lui-même avait rejeté la théorie d’Aristote sur le même sujet ; cependant je veux, à titre d’essai, indiquer ici une nouvelle et troisième méthode pour arriver au but qu’ils se sont proposé. Ce que l’un et l’autre cherchaient sous le nom de catégories, c’étaient les concepts les plus généraux qui dussent nous servir à embrasser toute la diversité — encore si complexe — des choses, et par suite à penser d’une manière souverainement générale tout ce qui s’offre à nous. C’est précisément pour cela que Kant a conçu les catégories comme étant les formes de toute pensée.

La grammaire est à la logique ce qu’est le vêtement au corps. Ces

  1. V. Sext. Empiricus. Hypotyposes pyrrhoniennes, lib. I, cap. 13. νοούμενα ραινομενοις άντετιθη Άναξάγορας (Anaxagore opposait les choses intelligibles aux apparences).