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critique de la philosophie kantienne

abstraction de la pensée — de la pensée qui s’exerce par le moyen des catégories —, la connaissance de l’objet n’existe plus : car par la simple intuition l’on ne pense rien : si une affection de la sensibilité se produit en moi, il ne s’en suit point pour cela que les représentations intuitives ainsi provoquées soient en rapport avec aucun objet ». Cette phrase contient pour ainsi dire toutes les erreurs de Kant en raccourci ; nous y voyons que Kant a mal conçu le rapport entre la sensation, l’intuition, d’une part, et d’autre part, la pensée ; par suite l’intuition, dont la forme doit être l’espace, l’espace avec ses trois dimensions, se trouve identifiée avec la simple impression subjective, produite dans les organes sensoriels : et enfin la connaissance de l’objet n’est réalisée que par la pensée différente de l’intuition. Moi, je dis au contraire : les objets sont, avant tout, objet de l’intuition, non de la pensée ; toute connaissance des objets est, originairement et en soi, intuition ; mais l’intuition n’est nullement une simple sensation ; au contraire c’est déjà dans l’intuition que se montre l’activité de l’entendement. La pensée, privilège exclusif de l’homme, la pensée, refusée aux animaux, n’est que simple abstraction, abstraction tirée de l’intuition, elle ne donne aucune connaissance radicalement neuve, elle n’introduit point devant nous des objets qui auparavant n’y étaient point ; elle se borne à changer la forme de la connaissance, de la connaissance qui était déjà commencée grâce à l’intuition ; elle transforme cette connaissance en une connaissance de concepts, en une connaissance abstraite ; par suite la connaissance perd sa qualité intuitive, mais il devient possible de la soumettre à des combinaisons et d’étendre ainsi indéfiniment la sphère de ses applications possibles. Au contraire la matière de notre pensée n’est pas autre chose que nos intuitions elles-mêmes ; elle n’est point étrangère à l’intuition ; ce n’est point la pensée qui l’introduit pour la première fois devant nous : Voilà pourquoi la matière de tout ce qu’élabore notre pensée, doit être vérifiée dans l’intuition ; autrement notre pensée serait une pensée vide. Bien que cette matière soit élaborée, métamorphosée de mille manières par la pensée, l’on doit néanmoins pouvoir la dégager et aussi isoler la pensée qui la revêt. C’est comme un lingot d’or que l’on aurait dissous, oxydé, sublimé, amalgamé : finalement on ne manque jamais de le réduire et on vous le remontre à la fin de l’expérience, identique et intact. Il n’en pourrait être ainsi, si la pensée ajoutait quelque chose à l’objet, si surtout elle lui donnait sa qualité constitutive essentielle.

Le chapitre suivant, sur l’Amphibolie, est simplement une critique de la philosophie leibnizienne, et, à ce titre, il est en général exact ; toutefois, dans l’ensemble du plan, Kant n’a qu’un souci : se