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le monde comme volonté et comme représentation

chapitre « sur la distinction de tous les objets en phénomènes et noumènes » ; il en arrive, ainsi que je vais le montrer, à l’affirmation monstrueuse suivante : sans la pensée, c’est-à-dire sans concepts abstraits, aucun objet ne peut être connu ; l’intuition, n’étant point pensée, n’est point non plus connaissance ; elle n’est en somme que simple affection de la sensibilité, simple sensation ! Chose encore plus bizarre, il prétend que l’intuition sans concept est tout à fait vide ; mais que le concept sans intuition a cependant encore une valeur propre[1]. C’est là justement le contraire de la vérité : les concepts en effet tiennent toute leur signification, tout leur contenu du rapport qu’ils ont avec la connaissance intuitive ; ils sont tirés, extraits de la connaissance intuitive, autrement dit, ils sont formés par élimination de tout ce qui n’est pas essentiel : voilà pourquoi, dès qu’on leur ôte l’intuition sur laquelle ils s’appuyent, ils deviennent vides et nuls. Les intuitions au contraire ont par elles-mêmes une signification directe et fort importante (c’est même en elle que s’objective la chose en soi) : elles se représentent elles-mêmes, elles s’expriment elles-mêmes, elles n’ont point un contenu d’emprunt comme les concepts. En effet, le principe de raison ne règne sur elles que comme la loi de causalité, et en cette qualité, il se borne à déterminer leur place dans l’espace et dans le temps ; mais il ne conditionne ni leur contenu ni leur signification, tandis qu’il le fait pour les concepts, car dans ce dernier cas il agit à titre de raison de la connaissance. Pourtant, à cet endroit, l’on pourrait croire que Kant a l’intention d’aborder enfin la distinction entre la représentation intuitive et la représentation abstraite : il reproche à Leibniz et à Locke d’avoir abusé, l’un des représentations abstraites, l’autre des représentations intuitives. Quant à lui, il ne fait pour son compte aucune distinction. Leibniz et Locke avaient effectivement commis la faute qu’il leur reproche ; mais Kant tombe à son tour dans un défaut qui résume les deux autres : chez lui en effet l’intuitif et l’abstrait sont confondus à tel point qu’il en résulte un monstre hybride, un non-sens, dont il est impossible de se faire aucune représentation, capable tout au plus de troubler ses élèves, de les ahurir et de les faire entrer en lutte les uns avec les autres. Dans le chapitre déjà cité « sur la distinction de tous les objets en phénomènes et noumènes », Kant distingue plus encore que partout ailleurs la pensée et l’intuition ; mais, chez lui, le principe de cette distinction est radicalement faux. Voici un passage caractéristique[2] : « Étant donnée une connaissance empirique, si je fais

  1. P. 253,5e éd., p. 309.
  2. Ibid.