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le monde comme volonté et comme représentation

plique que d’une manière assez arbitraire à l’affirmation et à la négation. Or Kant, dans chacune des études auxquelles il se livre, place toute quantité, dans le temps et dans l’espace, et toute qualité quelconque des choses (physique, morale, etc…), sous les rubriques de ces deux catégories ; et pourtant entre ces quantités et qualités là, d’une part, et d’autre part, les rubriques des formes du jugement et de la pensée, il n’y a pas le moindre point commun, sauf l’identité toute contingente et tout arbitraire de leur dénomination.

Il faut se rappeler toute la vénération que nous devons à Kant, pour ne point exprimer dans des termes sévères la mauvaise humeur que nous cause ce procédé. — Le tableau physiologique pur des principes généraux des sciences de la nature nous offre encore un exemple analogue. Dans un monde quelconque, qu’y a-t-il de commun entre la quantité des jugements et ce fait que toute intuition a une grandeur extensive ? entre la qualité et ce fait que toute sensation a un degré ? Absolument rien. Si toute intuition a une grandeur extensive, cela tient à ce que l’espace est la forme de notre intuition extérieure. Si toute sensation a un degré, il faut voir là tout simplement une perception empirique et de plus parfaitement subjective, issue de la nature de nos organes sensoriels et explicable par l’étude de ces organes. — Plus loin, dans le tableau qui sert de fondement à la psychologie rationnelle[1], la simplicité (Einfachheit) se trouve rangée sous la rubrique « qualité » ; pourtant c’est bien là une propriété quantitative, et elle n’est nullement en rapport avec l’affirmation et la négation, telle qu’on les rencontre dans le jugement. Seulement, il fallait que la rubrique « quantité », fût remplie tout entière par l’unité de l’âme, laquelle cependant est bien renfermée dans l’idée de simplicité. La modalité est introduite de force et d’une façon dérisoire : elle consisterait en ce que l’âme se trouve en rapport avec les objets possibles ; or le rapport appartient à la catégorie de relation ; mais celle-ci est occupée déjà par la substance. Puis les quatre idées cosmologiques, qui forment la matière des antinomies, sont ramenées aux rubriques des catégories ; plus loin, lorsque j’étudierai les antinomies, je m’étendrai là-dessus en détail.

Veut-on des exemples plus nombreux et, s’il est possible, plus frappants ? Nous en pouvons prendre dans la Critique de la raison pratique au tableau des catégories de la liberté ; dans le premier livre de la Critique du jugement, consacré à l’étude du jugement esthétique d’après les quatre rubriques de catégories : enfin dans les Fondements métaphysiques des sciences de la nature, taillés

  1. Crit. de la raison pure, p. 344, ou 5e éd., p. 402.