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critique de la philosophie kantienne

devait pour chacune d’elles recourir à l’existence d’une fonction toute particulière de l’entendement ?

Du reste Kant avait conscience de la faiblesse de sa théorie des catégories, et il le laisse voir : dans le troisième chapitre de l’analyse des principes (phénomènes et noumènes), il a rayé de la seconde édition plusieurs longs passages qui se trouvaient dans la première[1] et qui eussent trop ouvertement mis au jour la faiblesse de la doctrine. Ainsi, par exemple, il dit (p. 244) qu’il n’a pas défini les catégories particulières, que, même s’il l’eut désiré, il ne pouvait les définir, attendu qu’elles ne sont susceptibles d’aucune définition. Sans doute il ne se souvenait plus qu’à la page 82 de la même première édition, il avait dit : « Je m’abstiens à dessein de définir les catégories, bien que je fusse en mesure de mener à bien cette opération ». Cette assertion n’était donc — pardon du terme — que pure jactance. Pourtant il a laissé subsister ce dernier passage. Du reste tous les passages, qu’il a eu par la suite la prudence de laisser de côté, le trahissent à tel point que dans la théorie des catégories rien ne se laisse clairement concevoir, et que toute la théorie repose sur des bases sans consistance.

Or ce tableau des catégories doit être, d’après Kant, le fil directeur qui servira de guide à toute recherche métaphysique et même scientifique[2]. Et en réalité le tableau des catégories n’est pas seulement la base de toute la philosophie kantienne, le modèle où Kant a puisé cette symétrie, qui, ainsi que je l’ai montré, règne dans tout son ouvrage ; le tableau des catégories devient en outre un véritable lit de Procuste où Kant fait rentrer bon gré mal gré toute étude possible ; acte de violence que je vais maintenant étudier d’un peu plus près. Dans une telle conjoncture quels excès ne devait-on pas attendre du troupeau servile des imitateurs ! on l’a vu hélas ? La violence consiste en ce que Kant a tout à fait oublié, tout à fait mis de côté le sens exprimé par les rubriques, dites formes des jugements ou catégories : il s’en est tenu aux mots par lesquels ces rubriques étaient désignées. Les mots en question sont tirés en partie d’Aristote[3] ; mais ils sont choisis arbitrairement ; en effet, la compréhension des concepts aurait pu être désignée tout aussi bien par un autre mot que par le mot quantité ; toutefois celui-ci convient encore mieux à son objet que les autres rubriques des catégories. Évidemment le mot qualité a déjà été choisi par pure routine, par habitude d’opposer à la quantité la qualité ; en effet, le terme de « qualité » ne s’ap-

  1. Pages 241,242,244-6,248,253.
  2. Prolégomènes § XXXIX.
  3. Analyt. priora, 1,23 (De la quantité et de la qualité des termes du syllogisme).