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le monde comme volonté et comme représentation

pour la raison. L’on peut même dire, à proprement parler, que la différence entre nécessaire, réel et possible ne se présente qu’à la pensée abstraite, au point de vue des concepts ; dans le monde réel, les trois termes se confondent en un seul. En effet, tout ce qui arrive, arrive nécessairement, puisque tout ce qui arrive, arrive par une cause, laquelle possède, à son tour, sa cause, et ainsi de suite : la totalité des événements, accomplis dans le monde, grands et petits, constitue un enchaînement unique d’événements nécessaires, étroitement liés. Par conséquent toute chose réelle est en même temps nécessaire, et il n’y a, dans le monde, aucune différence entre réalité et nécessité : ce qui n’est point arrivé — autrement dit ce qui n’est point devenu réel — n’était pas non plus possible : les causes, sans lesquelles cet événement imaginaire ne pouvait se produire, ne se sont pas produites elles-mêmes et ne pouvaient se produire dans la grande chaîne des causes ; par conséquent l’événement en question était impossible. Tout événement est donc ou nécessaire ou impossible. Tout cela n’est vrai que du monde empirique et réel, c’est-à-dire de l’ensemble des choses particulières, de tout le particulier considéré comme tel. Considérons au contraire, au moyen de la raison, les choses en général ; concevons-les abstraitement ; dès lors, nécessité, réalité, possibilité deviennent distinctes l’une de l’autre ; tout ce qui est conforme a priori aux lois propres de notre intellect, nous le reconnaissons d’une manière générale comme possible ; ce qui correspond aux lois empiriques de la nature, nous le reconnaissons comme possible en ce monde, même si cela n’est point réel ; c’est assez dire que nous faisons ici une distinction entre possible et réel. En soi le réel est toujours nécessaire ; mais il n’est conçu comme tel que par celui qui connaît sa cause ; abstraction faite de la cause, il est et il s’appelle contingent. Cette considération nous donne la clef du problème des possibles (περὶ δυνατῶν), agité entre le mégarique Diodore et le stoïcien Chrysippe, exposé d’ailleurs par Cicéron dans le De Fato. Diodore soutient l’opinion suivante : « N’a été possible que ce qui devient réel ; tout ce qui est réel est également nécessaire. » — Chrysippe dit au contraire : « Il y a beaucoup de choses possibles qui ne deviennent jamais réelles ; car il n’y a que le nécessaire qui devienne possible ». — Voici comment nous pouvons éclaircir la question. La réalité est la conclusion d’un raisonnement dont les prémisses sont fournies par la possibilité. Mais il ne suffit pas que la possibilité soit affirmée par la majeure, il faut encore qu’elle le soit par la mineure ; ce n’est que l’accord de la majeure et de la mineure qui constitue la pleine possibilité. La majeure en effet donne abstraitement une possibilité générale, purement théorétique ; mais elle n’implique rien qui soit effective-