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Dans l’œuvre d’un grand esprit, il est beaucoup plus facile de relever les fautes et les erreurs que d’en faire ressortir les mérites en une énumération claire et complète. C’est qu’en effet les défauts sont chose particulière, limitée, susceptible par suite d’être embrassée d’un seul coup d’œil. Au contraire, s’il est une marque, empreinte par le génie sur les œuvres qu’il produit, c’en est l’excellence et la profondeur sans bornes. Et c’est ce qui fait qu’éternellement jeunes, elles servent de précepteurs à une longue suite de générations. Le chef—d’œuvre achevé d’un esprit véritablement grand exercera toujours sur l’ensemble de l’humanité une action profonde et d’une intensité telle, qu’il est impossible d’établir quelle est, à travers les pays et les âges, la sphère de son influence lumineuse. Il en a toujours été ainsi. L’œuvre a beau naître au milieu d’une civilisation très avancée : malgré tout, semblable au palmier, jamais le génie ne manque d’étendre ses rameaux bien au-dessus du sol où il plonge ses racines.

Toutefois une action de ce genre, si universelle et si radicale, ne saurait s’affirmer tout d’un coup : il y a pour cela trop de distance entre le génie et le gros de l’humanité. Dans l’espace d’une vie d’homme, le génie puise directement aux sources de la vie et de la réalité une certaine somme d’idées, il se les assimile. il les présente aux hommes toutes digérées et préparées ; néanmoins l’humanité ne peut se les approprier sur-le-champ, car elle est impropre à recevoir dans une aussi large mesure que le génie est capable de donner, D’abord, ces doctrines immortelles ont quelquefois à combattre contre d’indignes adversaires ; ils leur contestent, dès le berceau, le droit de vivre, et ils seraient capables d’étouffer en germe ce qui doit faire le salut de l’humanité, — il en est d’eux comme des serpents auprès du berceau d’Hercule ; — mais ce n’est pas tout : il faut qu’elles se frayent un chemin à travers une multitude d’interprétations perfides et de fausses applications ; il faut qu’elles résistent à ceux qui les veulent concilier avec les anciens errements ; elles