Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 2, 1913.djvu/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
56
le monde comme volonté et comme représentation

l’a occasionné, mais en est numériquement différent ; seulement ici la chose est plus compliquée ; car la chaîne se compose non plus de deux sortes de membres, mais d’un très grand nombre de membres d’espèces différentes ; de cette façon les membres analogues ne se reproduisent qu’après insertion d’un très grand nombre de membres différents. Mais ici encore nous n’avons devant les yeux qu’une application de l’unique et simple loi de causalité, laquelle règle la succession des différents états. Il n’y a là rien qui ait besoin pour être conçu d’une fonction nouvelle et spéciale de l’entendement.

Pourtant, on pourrait essayer d’invoquer, en faveur du concept d’action réciproque, l’égalité de l’action et de la réaction. Il faut s’entendre là-dessus ; c’est un point sur lequel j’insiste beaucoup ; dans ma Dissertation sur le principe de raison, j’ai démontré en détail en quoi consistait cette égalité ; que la cause et l’effet ne sont point deux corps, mais deux états successifs des corps ; que par suite chacun de ces deux états concerne tous les corps qui sont en jeu ; que par conséquent l’effet, c’est-à-dire l’état nouvellement produit, le choc, par exemple, distribue son influence aux deux corps dans une même mesure : plus est modifié le corps qui subit le choc, plus l’est aussi celui qui le donne (chacun en raison de sa masse et de sa vitesse). Si l’on veut nommer ce phénomène action réciproque, toute action devient action réciproque et alors l’action réciproque n’est plus un nouveau concept, encore bien moins une nouvelle fonction de l’entendement, mais simplement un synonyme superflu du mot causalité. Du reste, Kant lui-même exprime cette idée ou plutôt la laisse échapper dans les Fondements métaphysiques des sciences de la nature, au début de la démonstration du quatrième principe de la mécanique : « toute action extérieure dans le monde, dit-il, est action réciproque ». Dès lors, à quoi bon supposer dans l’entendement des fonctions a priori différentes pour la causalité simple et pour l’action réciproque ? pourquoi la succession réelle des choses ne serait-elle possible et connaissable que par l’intermédiaire de la causalité, leur existence simultanée que par celui de l’action réciproque ? Car alors, si toute action était action réciproque, la succession serait identique à la simultanéité, par suite tout serait simultané dans le monde. — S’il y avait réellement une action réciproque, le mouvement perpétuel serait possible, et même certain a priori : or chacun affirme qu’il est impossible ; c’est qu’au fond nous sommes tous convaincus qu’il n’y a ni action réciproque ni forme de l’entendement qui y corresponde.

Aristote lui aussi nie l’action réciproque au sens propre du mot : il fait la remarque suivante : deux choses peuvent être réciproquement causes l’une de l’autre, mais à condition que pour chacune