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le monde comme volonté et comme représentation

mais Kant ne fut plus libre, il ne se trouva plus dans la condition d’un chercheur désintéressé, d’un observateur des faits de conscience ; il reçut sa direction d’une hypothèse et il poursuivit un but, celui de confirmer son hypothèse par ses découvertes ; après avoir si heureusement invente l’Esthétique transcendantale, il voulait à tout prix surmonter celle-ci d’un second étage, d’une Logique transcendantale qui lui fût analogue, c’est-à-dire qui lui répondit symétriquement. Il en vint ainsi au tableau des jugements ; du tableau des jugements, il déduisit du mieux qu’il put celui des catégories, sous la forme d’une théorie de douze concepts a priori ; ces concepts étaient la condition sous laquelle nous pensions les choses, de même que tout à l’heure les deux formes de la sensibilité étaient la condition sous laquelle nous les percevions intuitivement ; de cette manière, à la sensibilité pure correspondait désormais un entendement pur ; toujours en suivant la même voie, il fit une remarque qui lui fournit un moyen d’augmenter la probabilité de son système, en recourant au schématisme des concepts purs de l’entendement ; mais par là même son procédé (dont il usait d’ailleurs inconsciemment) se trahit, de la manière la plus évidente. En effet, tandis qu’il s’efforçait de trouver, pour chaque fonction empirique de la faculté de connaître, une fonction a priori analogue, il fit la remarque suivante : — entre notre intuition empirique et notre pensée empirique, réalisée dans des concepts abstraits non-intuitifs, il y a encore un terme moyen qui intervient sinon toujours, du moins très fréquemment ; de temps à autre, en effet, nous essayons de passer de la pensée abstraite à l’intuition, mais nous ne faisons qu’essayer, et en cela notre but est simplement de nous assurer que notre pensée abstraite n’a point quitté le terrain solide de l’intuition, qu’elle ne s’est point envolée ailleurs, qu’elle n’est point devenu simple échafaudage de mots ; c’est à peu près comme si, marchant dans les ténèbres, de temps en temps, nous touchions le mur de la main pour nous guider. Dans ce cas nous faisons — momentanément et à titre d’essai — un retour à l’intuition : nous évoquons dans notre imagination une intuition correspondant au concept qui nous occupe ; toutefois cette intuition ne peut jamais être complètement adéquate à ce concept, elle en est simplement un représentant provisoire. Sur ce sujet j’ai déjà dit le nécessaire dans mon essai sur le Principe de Raison[1]. Par opposition avec les images parfaites de l’imagination, Kant nomme un fantôme passager de cette espèce un schema ; c’est, dit-il, en quelque sorte un monogramme de l’imagination. De là il arrive à la théorie suivante : de même qu’entre la pensée abstraite de nos

  1. Dissertation sur la quadruple racine du principe de raison suffisante, § 28.