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critique de la philosophie kantienne

core un fait à remarquer : toutes les fois que, pour mieux s’expliquer Kant veut donner un exemple, il prend presque toujours la catégorie de la causalité, et, dans ce cas, l’exemple concorde parfaitement avec son assertion : c’est précisément parce que la causalité est la forme réelle, mais aussi l’unique forme de l’entendement ; quant aux onze autres catégories, ce sont comme de fausses fenêtres sur une façade. La déduction des catégories, dans la première édition, est plus simple, moins embarrassée que dans la seconde.

Il tâche de démontrer de quelle manière l’entendement, se guidant sur l’intuition fournie par la sensibilité et s’aidant de la pensée des catégories, arrive à constituer l’expérience. Dans le courant de cette démonstration, il répète jusqu’à satiété les expressions de récognition, reproduction, association, appréhension, unité transcendantale de l’aperception, et malgré tout il n’arrive point à la netteté. Mais, chose tout à fait remarquable, il ne touche pas une seule fois dans toute cette étude ce qui doit frapper d’abord tout le monde, je veux dire le rapport de l’impression sensible avec sa cause extérieure. S’il ne voulait point reconnaître l’existence de ce rapport, tout au moins devait-il le nier explicitement : mais il n’en produit pas même la négation. Il tourne autour de la question sans l’aborder, et tous les kantiens l’ont imité sur ce point. Le motif secret de cette réserve, c’est qu’il met de côté l’enchaînement causal sous le nom de « raison du phénomène[1] », afin de s’en servir dans sa fausse déduction de la chose en soi ; d’ailleurs, si l’on admet l’idée d’une relation avec la cause, l’intuition devient intellectuelle, et c’est ce que Kant ne veut pas accorder. En outre, Kant semble avoir craint, s’il admettait l’existence d’un lien causal entre l’impression sensible et l’objet, de transformer par là même l’objet en chose en soi et d’être ramené à l’empirisme de Locke. Mais cette difficulté s’évanouit à la lumière de la réflexion, qui nous montre que la loi de causalité est d’origine subjective, de même que l’impression sensible elle-même, de même aussi que notre propre corps, dans la mesure où il se manifeste dans l’espace, appartiennent au monde des représentations. Mais Kant ne pouvait souscrire à tout cela, parce qu’il avait peur de tomber dans l’idéalisme de Berkeley.

À plusieurs reprises Kant nous donne, comme l’opération essentielle accomplie par l’entendement à l’aide des douze catégories, la synthèse de la diversité de l’intuition[2] ; mais nulle part il n’éclaircit ni il ne montre suffisamment ce qu’est cette diversité de l’intuition, avant que l’entendement en fasse la synthèse. Mais en réalité le temps et l’espace, — l’espace même avec ses trois dimensions, — sont continus, autrement dit toutes leurs parties ne sont

  1. « Grund der Erscheinung »
  2. « Die Verbindung des Mannifaltigen der Anschauung. »