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critique de la philosophie kantienne

parties communes et les résultats des intuitions, afin de pouvoir les conserver et les manier plus commodément. Kant au contraire attribue les objets eux-mêmes à la pensée, afin de mettre par le fait l’expérience et le monde objectif sous la dépendance de l’entendement, sans pourtant admettre que l’entendement puisse être une faculté d’intuition. Sous ce rapport, il sépare complètement l’intuition de la pensée ; mais cependant il considère les choses particulières comme des objets tantôt de l’intuition, tantôt de la pensée. En réalité les choses particulières ne sont objets que de l’intuition : notre intuition empirique est par elle-même objective, par la raison qu’elle a son origine dans le lien causal. Elle a immédiatement pour objet les choses, et non point des représentations autres que les choses. Les choses particulières sont perçues intuitivement comme telles dans l’entendement et par les sens : l’impression incomplète qu’elles produisent sur nos sens est complétée sur-le-champ par l’imagination. Au contraire, dès que nous passons à la pensée, nous abandonnons les choses particulières et nous avons affaire à des concepts généraux non intuitifs, bien que dans la suite nous appliquions les résultats de notre pensée aux choses particulières. Pénétrons-nous de cette vérité, et nous verrons clairement qu’il est inadmissible que l’intuition des choses ait besoin de l’application des douze catégories par l’entendement pour obtenir une réalité qui appartient déjà aux choses elles-mêmes, et pour devenir d’intuition expérience. Tout au contraire, dans l’intuition même, la réalité empirique et, par conséquent, l’expérience, sont déjà données ; mais l’intuition ne peut avoir lieu que si l’on applique à l’impression sensible l’idée d’enchaînement causal : or, cette opération est la fonction unique de l’entendement. Par suite, l’intuition est chose réellement intellectuelle, et c’est précisément ce que nie Kant.

Cette idée de Kant que nous critiquons ici ne se trouve pas seulement dans les passages que nous avons cités ; elle est encore exprimée avec une netteté parfaite dans la Critique du jugement, dès le commencement de l’ouvrage[1] ; elle l’est également dans les Fondements métaphysiques des sciences de la nature (Cf. la remarque annexée à la première définition de la Phénoménologie). Mais c’est dans le livre d’un disciple de Kant qu’on la trouve exposée de la manière la plus claire, avec une naïveté que Kant ne s’était point permise sur ce point délicat : j’ai nommé le Fondement d’une logique générale de Kiesewetter[2] ; on en peut dire autant de la Logique à la manière allemande de Tieftrunk[3]. Il y a là un exemple frappant de la manière dont les écrivains sans originalité,

  1. § 36.
  2. Grundriss einer allgemeinen Logik., 3e éd., part. I, p. 434, et par t. II, §§ 52 et 53.
  3. Denklehre in rein deutschem Gewande.