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le monde comme volonté et comme représentation

Efforçons-nous de pénétrer la pensée intime de Kant, celle qui n’a point été clairement formulée, voici ce que nous trouverons : Un tel objet, — différent de l’intuition, sans être pourtant un concept, — est en réalité pour Kant l’objet propre de l’entendement ; l’hypothèse de cet objet — non susceptible d’être représenté[1] — est même, de l’avis de Kant, la condition nécessaire pour que l’intuition se puisse transformer en expérience. Le fondement dernier de cette croyance de Kant à un objet absolu, un objet qui en soi, c’est-à-dire indépendamment de tout sujet, peut être un objet, doit être cherché dans un préjugé fortement ancré dans l’esprit de Kant et réfractaire à toute investigation critique. Cet objet n’est nullement l’objet qui se présente dans l’intuition ; c’est au contraire un objet que la pensée ajoute par un concept à l’intuition, pour donner à celle-ci un correspondant ; grâce à cette opération, l’intuition devient expérience, elle acquiert sa valeur et sa vérité, autrement dit elle est redevable de l’une et de l’autre à ses rapports avec un concept ; or cela est diamétralement opposé à la démonstration que nous avons faite précédemment, savoir que le concept ne peut tirer sa valeur et sa vérité que de l’intuition. Faire intervenir dans la pensée cet objet qui ne peut être directement représenté dans l’intuition, telle est la fonction propre des catégories. « Ce n’est que par l’intuition que l’objet est donné : ensuite il est pensé conformément aux catégories[2]. » Voici encore un passage de la cinquième édition, qui est particulièrement net : « Maintenant il s’agit de savoir si les concepts a priori ne peuvent pas être aussi les conditions suffisantes pour qu’une chose soit pensée à titre d’objet, d’une manière générale, sans avoir été au préalable perçue par l’intuition[3] ». Kant répond à cette question par l’affirmative. Ici se laisse voir clairement la source de l’erreur et de la confusion où Kant s’est enveloppé. En effet, l’objet considéré comme tel n’existe jamais que par et dans l’intuition : or, l’intuition ne peut avoir lieu que par les sens ou, à leur défaut, par l’imagination. Au contraire, ce qui est pensé est toujours un concept général, non intuitif, capable, à titre de notion, de représenter dans tous les cas l’objet auquel il correspond. Mais la relation de la pensée aux objets n’est qu’indirecte, elle se fait par l’intermédiaire des concepts, puisque les objets eux-mêmes sont et restent toujours intuitifs. En effet, notre pensée ne sert nullement à conférer la réalité aux intuitions : ces intuitions ont leur réalité, dans la mesure où elles sont capables de la posséder par elle-même, c’est-à-dire qu’elles ont la réalité empirique ; la pensée sert à réunir dans un même faisceau les

  1. « Unvorstellbar. »
  2. Critique de la raison pure, 5e éd., p. 399.
  3. 5e éd., p. 125.