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critique de la philosophie kantienne

que grâce à l’entendement qui prescrit à la nature ses lois a priori suivant lesquelles celle-ci se dirige. Or la nature est chose intuitive entre toutes, nullement abstraite ; par suite, l’entendement devrait être une faculté d’intuition. Les concepts de l’entendement, dit-il encore, sont les principes de la possibilité de l’expérience, et l’expérience peut être définie d’une manière générale le fait de disposer des phénomènes dans l’espace et dans le temps[1] ; or les phénomènes ont incontestablement leur existence dans l’intuition. Je cite enfin la longue démonstration[2] dont j’ai montré en détail l’exactitude dans mon traité sur le Principe de raison[3]. Selon Kant, la succession objective, et aussi la coexistence des éléments de l’expérience, n’est point perçue par les sens ; c’est l’entendement seul qui l’introduit dans la nature et qui par le fait est le premier auteur de la possibilité de la nature. Or la nature, qui est une suite d’événements et une coexistence d’états différents, est chose purement intuitive, loin d’être une idée purement abstraite.

Je défie tous ceux qui partagent le respect que j’ai pour Kant de concilier ces contradictions et de prouver que la pensée kantienne ait été tout à fait claire et précise dans la théorie sur l’objet de l’expérience et sur la manière dont elle est déterminée, grâce à l’activité de l’entendement et de ses douze fonctions. La contradiction que j’ai signalée, — contradiction qui se prolonge dans toute la Logique transcendantale, — est, j’en suis convaincu, la véritable cause de la grande obscurité répandue dans toute cette partie de l’exposition. Kant avait une vague conscience de cette contradiction contre laquelle il luttait dans son for intérieur ; mais il ne voulait ou ne pouvait point en prendre une claire conscience, il essayait de la cacher à lui-même et aux autres, et il recourait, pour la dissimuler, à toute espèce de faux-fuyants. Telle est peut-être la raison pour laquelle il nous présente la faculté de connaître comme une machine si bizarre, si compliquée, avec des rouages aussi nombreux que les douze catégories, la synthèse transcendantale de l’imagination, et enfin le schématisme des concepts purs de l’entendement. Pourtant, malgré tout cet appareil, Kant n’essaye pas une seule fois d’expliquer l’intuition du monde extérieur, laquelle est pourtant ce qu’il y a de plus important dans notre connaissance ; cette question si pressante est toujours misérablement éludée par la même formule, insignifiante et métaphorique : « L’intuition empirique nous est donnée ». Dans un autre passage[4], nous lisons encore que cette intuition empirique est donnée par l’objet : l’objet doit donc être quelque chose d’autre que l’intuition.

  1. 5e éd., p. 168.
  2. P. 189-211,5e éd., p. 232,265.
  3. Dissertation sur la quadruple racine du principe de raison suffisante, § 23.
  4. 5e éd., p. 145.