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le besoin métaphysique de l’humanité

Lorsqu’on reproche à la métaphysique, comme on le fait souvent, d’avoir accompli si peu de progrès dans le courant de tant de siècles, on devrait considérer aussi qu’aucune autre science n’a grandi comme elle sous une oppression continue, qu’aucune n’a été gênée du dehors et entravée comme elle par les religions de tous les temps et de tous les pays. La religion s’attribuant le monopole des connaissances métaphysiques, la philosophie devait lui faire l’effet, à côté d’elle, d’une herbe folle, d’un ouvrier non autorisé, d’une bande de bohémiens ; et elle ne la tolérait d’ordinaire qu’à la condition que la philosophie se résignât à la servir et à la suivre. Où la vraie liberté de penser a-t-elle jamais existé ? On s’est beaucoup glorifié de la prôner : mais, dès que la philosophie, au lieu de se borner à différer de la religion locale en ses dogmes subordonnés, prétendait pousser plus loin l’indépendance, aussitôt cette témérité faisait naître un frisson d’horreur chez les apôtres de la liberté de conscience, et alors retentissaient ces paroles : « Pas un pas de plus ! » Quels progrès la métaphysique pouvait-elle faire, étouffée sous une telle tyrannie ? — Bien plus, cette contrainte exercée par la métaphysique privilégiée ne pèse pas seulement sur la communication de la pensée, mais sur la pensée elle-même. Car ses dogmes sont si fortement inculqués, avec des jeux de physionomie étudiés et pleins d’une gravité solennelle, à l’enfance tendre, flexible, confiante et sans pensée, qu’à partir de ce moment ils ne font plus qu’un avec le cerveau et prennent presque le caractère d’idées innées. C’est pourquoi beaucoup de philosophes mêmes les ont pris pour de pareilles idées ; d’autres encore et plus nombreux, font seulement semblant de les prendre pour telles. Or rien ne s’oppose à l’intelligence même du problème de la métaphysique, comme une solution qui le précède et qui de bonne heure a été imposée, inoculée à l’esprit. Car le point de départ nécessaire de toute vraie philosophie, c’est ce mot profond de Socrate « La seule chose que je sache, c’est que je ne sais rien ». Les anciens, à cet égard, étaient plus privilégiés que nous ; car, si leurs religions limitaient dans une certaine mesure la communication de la pensée, elles ne portaient pas atteinte à la liberté de penser elle-même ; en effet, on ne les inculquait pas aux enfants avec ce formalisme et cette solennité, et en général on ne les prenait pas trop au sérieux. Voilà pourquoi les anciens sont toujours nos maîtres en métaphysique.

Ceux qui reprochent à la métaphysique de n’avoir pas atteint au but, malgré ses efforts persévérants, devraient considérer en outre, qu’en attendant elle a toujours rendu ce service inestimable, de poser une limite aux prétentions infinies de la métaphysique privilégiée, et en même temps d’avoir combattu le naturalisme et le