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le besoin métaphysique de l’humanité

phénomènes du monde et accorder ensemble même les plus hétérogènes, de sorte que toute opposition disparaisse entre les plus divers. Cette confirmation intrinsèque est le criterium de l’interprétation. Car tout déchiffrement faux pourra bien convenir à certains phénomènes, mais il se trouvera en contradiction flagrante avec le reste. C’est ainsi, par exemple, que l’optimisme de Leibniz contredit les misères manifestes de l’existence ; la doctrine de Spinoza, suivant laquelle le monde est la seule substance possible et absolument nécessaire, est inconciliable avec notre étonnement au sujet de l’existence de ce monde ; la théorie de Wolff, suivant laquelle l’homme tient son existence et son essence d’une volonté étrangère, répugne à ce fait que nous sommes responsables des actions qui, dans le conflit des motifs, émanent rigoureusement de cette existence et de cette essence ; la doctrine souvent remise en avant d’un développement successif de l’humanité dans le sens d’une perfection toujours croissante, ou plus généralement la théorie d’un devenir par le moyen d’un processus du monde, contredit une vérité qui se révèle à nous a priori, à savoir qu’à une date donnée quelconque une infinité de temps s’est déjà écoulée et que, par conséquent, tout ce qui devait venir avec le temps devrait déjà être arrivé, et ainsi on pourrait dresser à perte de vue une liste des contradictions qui surgissent entre les assertions dogmatiques et la réalité donnée. Je crois pouvoir affirmer au contraire qu’aucune de mes théories n’est digne de figurer sur cette liste parce que chacune d’elles a été confrontée avec la réalité intuitive et qu’aucune d’elles n’a sa source unique dans des concepts abstraits. Et comme toutes mes théories sont traversées par une pensée principale que j’applique en guise de clé à tous les phénomènes du monde, cette pensée se trouve être l’alphabet vrai dont l’application donne aux mots et aux phrases un sens, une signification. La solution d’une énigme est vraie quand elle convient à tout ce qu’énonce cette énigme. C’est ainsi que ma doctrine met de l’unité et de l’ordre dans le chaos confus et divers des phénomènes, et résout les contradictions nombreuses que présente cette diversité, quand on la considère de tout autre point de vue. Elle ressemble donc à un calcul dont le dernier terme est trouvé ; je n’entends pourtant pas dire par là qu’elle ne laisse plus aucun problème à résoudre, et qu’elle ait fourni une réponse à toute question. Une telle affirmation équivaudrait à la négation téméraire des limites de la connaissance humaine en général. Quelque flambeau que nous allumions, quelque espace qu’il éclaire, notre horizon demeurera toujours enveloppé d’une nuit profonde. Car la solution dernière de l’énigme du monde devrait parler uniquement des choses en soi, et non plus des phénomènes. Mais c’est uniquement à ceux-ci que sont appropriées les formes de notre con-