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le besoin métaphysique de l’humanité

sont réduits tous les phénomènes, depuis le plus élevé jusqu’au plus infime, de ce monde si clairement donné et si naturellement explicable, n’est-il pas là pour nous révéler que toutes les explications de ce genre ne sont que conditionnées et en quelque sorte ex concessis, qu’elles ne sont pas l’explication vraie et suffisante ? Aussi ai-je dit que physiquement tout est explicable et rien ne l’est. Cet élément absolument inexplicable qui traverse tous les phénomènes, qui apparaît avec tout son éclat dans les phénomènes supérieurs, ceux de la génération par exemple, mais qui se retrouve aussi dans les plus bas, dans les phénomènes mécaniques entre autres, est l’indice d’un ordre de choses tout différent de l’ordre physique et qui sert de fondement à ce dernier. Cet ordre, que Kant appelait l’ordre des choses en soi, est le terme final de la métaphysique. En second lieu, l’insuffisance du naturalisme pur tient à cette vérité philosophique fondamentale, que nous avons étudiée en détail dans la première moitié de ce livre, et qui forme aussi le thème de la Critique de la Raison pure, à savoir que tout objet est conditionné par le sujet pensant, et dans son existence objective en tant que telle, et dans la forme particulière de cette existence, que l’objet par conséquent est un simple phénomène, non une chose en soi. Ceci a été largement exposé au § 7 du 1er vol., et l’on y a montré quelle maladresse commettent ceux qui, à la façon des matérialistes, prennent d’une façon inconsidérée l’objectif comme donné absolument, sans avoir égard à l’élément subjectif, par le moyen duquel seul, je dis plus, dans lequel seul l’objectif existe. Le matérialisme à la mode aujourd’hui fournit de nombreux échantillons de ce procédé ; aussi bien est-ce une philosophie de garçons coiffeurs et d’apprentis pharmaciens. Dans son innocence, il voit la chose en soi dans la matière, qu’il prend étourdiment pour quelque chose d’absolument réel ; selon lui, la force d’impulsion est la seule faculté d’une chose en soi, puisque toutes les autres qualités ne peuvent être que des phénomènes de cette force.

Le naturalisme, ou la physique pure, ne sera donc jamais une explication suffisante ; on pourrait le comparer à un calcul, dont on ne trouve jamais le dernier terme. Des séries causales sans fin ni commencement, des forces insondables, un espace infini, un temps qui n’a pas commencé, la divisibilité à l’infini de la matière, toutes ces choses déterminées par un cerveau pensant, dans lequel seules elles existent au même titre que le rêve, et sans lequel elles disparaissent : tel est le labyrinthe dans lequel nous promène sans cesse la conception naturaliste. Les sciences de la nature sont arrivées de nos jours à un degré de perfection que les siècles antérieurs étaient loin de soupçonner, sorte de sommet auquel l’humanité atteint pour la première fois. Mais si grands que soient les