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doctrine de la représentation abstraite

tort de considérer le théisme comme inséparable de la moralité, celle-ci en tout cas ne peut se concevoir sans une métaphysique quelconque, c’est-à-dire sans une doctrine qui reconnaisse que l’ordre de la nature n’est pas le seul ni l’ordre absolu des choses. Aussi le Credo obligatoire de tous les justes et de tous les bons peut-il se formuler ainsi « Je crois à une métaphysique ». En ce sens il est important et nécessaire que l’homme soit persuadé de l’impossibilité de s’en tenir à une physique absolue, d’autant plus que celle-ci, le naturalisme par excellence, est une manière de voir qui d’elle-même s’imposerait continuellement à l’homme et qui ne peut être anéantie que par une spéculation profonde, spéculation dont les divers systèmes et les diverses religions tiennent lieu selon leur pouvoir respectif et pendant tout le temps qu’on les reconnaît pour vrais. Maintenant ce qui nous explique comment une manière de voir radicalement fausse peut s’imposer d’elle-même à l’homme et doit être écartée artificiellement, c’est que l’intellect n’est pas destiné primitivement à nous instruire de l’essence des choses, mais seulement à nous en montrer les relations avec notre volonté ; l’intellect n’est que le centre des motifs, ainsi que nous le verrons dans le second livre. C’est accidentellement que le monde s’y schématise de manière à représenter un ordre de choses tout à fait différent de l’ordre absolument vrai, et on ne saurait en faire un reproche à l’intellect, puisqu’il nous montre seulement l’enveloppe extérieure, non le noyau des choses ; le reproche serait d’autant plus injuste, que l’intellect trouve en lui-même le moyen de rectifier cette erreur, en établissant la distinction entre le phénomène et la chose en soi. Cette distinction, à le bien prendre, a été aperçue de tout temps ; mais le plus souvent on n’en a eu qu’une notion imparfaite, et par suite on l’a insuffisamment exprimée, souvent même elle a été présentée sous des déguisements étranges. Déjà les mystiques chrétiens, par exemple refusent à l’intellect, en le désignant sous le nom de lumière de la nature, la faculté de saisir l’essence vraie des choses. Il est en quelque sorte une simple force superficielle, comme l’électricité, et ne pénètre pas dans l’intérieur des réalités.

Au point de vue empirique même, l’insuffisance du naturalisme pur éclate tout d’abord, ainsi que nous l’avons montré, dans ce fait que l’explication physique voit la raison du fait particulier dans sa cause, mais que la série de ces causes, comme nous le savons avec une entière certitude a priori, se poursuit dans une régression à l’infini, de sorte qu’aucune chose n’a pu être la première d’une manière absolue. Ensuite l’action de cette cause est ramenée à une loi naturelle, et celle-ci à une force naturelle, laquelle demeure absolument sans explication. Mais cet élément inexplicable, auquel