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le besoin métaphysique de l’humanité

absolue, la seule qui ait pu jamais exister quelque part et en un certain sens, l’existence du monde et la nôtre, ainsi que la forme de cette existence, loin de nous paraître surprenantes et problématiques, loin de représenter l’énigme insondable et qui nous tourmente sans relâche, devraient au contraire nous sembler plus évidents encore que la proposition deux fois deux font quatre. Nous devrions être dans l’impossibilité absolue de penser que le monde ne soit pas ou qu’il soit autrement qu’il n’est ; par conséquent, jamais nous n’aurions conscience de l’existence du monde en tant que tel, c’est-à-dire en tant que problème proposé à la réflexion, pas plus que nous n’avons conscience du mouvement incroyablement rapide de notre planète.

Mais il n’en est nullement ainsi. À l’animal sans pensée, le monde et l’existence peuvent paraître des choses qui se comprennent d’elles-mêmes ; pour l’homme au contraire, c’est là un problème que les plus incultes mêmes et les plus bornés se représentent nettement à leurs heures de lucidité. Ce problème fait d’autant plus impression sur la conscience, y laisse une marque d’autant plus durable, que cette conscience est plus éclairée et réfléchie, que l’éducation a fourni plus d’aliments à notre pensée. Enfin chez les esprits philosophiques c’est cet étonnement, dont Platon dit θαυμάζειν, μαλλὰ φιλοσοφιϰὸν πάθος, mirari, valde philosophicus affectus, étonnement qui enveloppe dans toute son étendue le problème dont se préoccupe et se tourmente sans relâche, à toutes les époques et dans tous les pays, la partie la plus généreuse de l’humanité. En fait, cette inquiétude que la métaphysique éternellement renouvelée tient sans cesse en éveil, vient de cette claire représentation, que la non-existence du monde est aussi possible que son existence. C’est pourquoi la conception spinoziste qui fait du monde une existence absolument nécessaire, une existence en soi qui devait être à tous les points de vue, est une façon de voir fausse. Même le simple théisme, dans sa preuve cosmologique, infère tacitement de l’existence du monde sa non-existence antérieure ; en lui-même le monde est donc pour lui quelque chose d’accidentel. Il y a plus, peu à peu nous nous représentons le monde comme quelque chose, dont la non-existence non seulement est concevable, mais encore serait préférable à son existence. De l’étonnement nous passons facilement à une sourde méditation sur la fatalité qui, malgré tout, en a pu provoquer l’existence, et grâce à laquelle la force immense que nécessite la production et la conservation du monde a pu être exploitée en un sens aussi défavorable à ses propres intérêts. L’étonnement philosophique est donc au fond une stupéfaction douloureuse : la philosophie débute, comme l’ouverture de Don Juan, par un accord en mineur.