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le besoin métaphysique de l’humanité

ratio theologorum. Si les religions cherchent d’autres preuves et emploient d’autres arguments, elles passent dans le domaine des systèmes de la première espèce, et peuvent dégénérer en une sorte de compromis entre les deux mais il y a là pour elles plus de danger que de profit. Car le privilège inestimable qu’elles ont d’être inculquées à l’homme dès l’enfance leur assure la possession durable des intelligences ; par leurs dogmes, elles développent en lui comme un second intellect, ainsi qu’une greffe se développe sur un arbre ; tandis qu’au contraire les systèmes de la première espèce s’adressent toujours à des adultes, chez qui ils rencontrent déjà, à l’état de conviction, un système de la seconde espèce. Ces deux sortes de métaphysiques, dont les différences se résument en deux appellations : Doctrines de Foi et Doctrines de Raison, ont cela de commun, que de part et d’autre les systèmes particuliers de chaque espèce sont en guerre ensemble. Entre ceux de la première, la lutte se réduit à la discussion ou au pamphlet ; mais entre ceux de la seconde, c’est avec le feu et le glaive que l’on se combat ; plusieurs d’entre eux ne se sont guère répandus que grâce à ce dernier genre de polémique, et se sont petit à petit partagé la terre, mais d’une façon si tranchée et si souveraine, que les peuples se distinguent bien plus par là que par leur nationalité ou leur gouvernement. Seulement les religions sont maîtresses absolues, chacune dans son domaine, tandis que les philosophies sont tout au plus tolérées, et encore parce qu’on ne les juge pas dignes, vu le petit nombre de leurs représentants, de les combattre par le fer et le feu. Cependant, quand on la cru nécessaire, on a employé ces moyens contre elles, et non sans succès. D’ailleurs on ne les trouve guère qu’à l’état sporadique. La plupart du temps, on s’est borné à les tenir en bride, en leur prescrivant de conformer leur doctrine à celle de la religion dominante, dans le pays où elles enseignent. Quelquefois la religion ne s’est pas contentée de les soumettre : elle s’en est servie, elle en a fait en quelque sorte le premier stade de la foi ; mais c’est une dangereuse expérience : car les philosophies ne se sentant pas en force, recourent à la ruse, dans l’espoir d’y trouver un secours, et ne se défont jamais d’une certaine perfidie cachée qui se manifeste de temps en temps à l’improviste et dont les déplorables effets sont difficiles à réparer. Cela est d’autant plus dangereux, que les sciences positives, dans leur ensemble, sont les alliées secrètes des philosophies contre les religions, et que, sans être en guerre ouverte avec celle-ci, elles font souvent, alors qu’on s’y attend le moins, de grands ravages dans leur domaine. Ajoutons que réduire la philosophie à ce rôle de servante, dont nous venons de parler, c’est discréditer un système qui a déjà en dehors de lui-même sa confirmation, en voulant lui en