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doctrine de la représentation abstraite

grandeur, témoignent de ce besoin métaphysique de l’homme, qui, tout puissant et indélébile, vient aussitôt après le besoin physique. Sans doute, un satirique en belle humeur pourrait ajouter que ce besoin-là est bien modeste, et qu’il se contente à peu de frais. La plupart du temps, il se laisse amuser par des fables ridicules et des contes de mauvais goût ; pour peu qu’on les ait inculqués de bonne heure à l’homme, ce lui sont des explications suffisantes de son existence, et des soutiens pour sa moralité. Que l’on considère, par exemple, le Coran : ce méchant livre a suffi pour fonder une grande religion, satisfaire, pendant douze cents ans, le besoin métaphysique de plusieurs millions d’hommes ; il a donné un fondement à leur morale, leur a inspiré un singulier mépris de la mort et un enthousiasme capable d’affronter des guerres sanglantes, et d’entreprendre les plus vastes conquêtes. Or nous y trouvons la plus triste et la plus pauvre forme du théisme. Peut-être le sens nous en échappe-t-il en grande partie dans les traductions. Cependant je n’ai pu y découvrir une seule idée un peu profonde. Cela prouve que le besoin métaphysique ne va pas de pair avec la capacité métaphysique. Il paraît pourtant que pendant les premiers âges de notre globe, il n’en était pas ainsi. Les premiers hommes, qui étaient beaucoup plus près que nous des origines de l’espèce humaine et des commencements de la nature organique, avaient aussi, soit une puissance intuitive beaucoup plus énergique, soit une disposition d’esprit plus juste, qui les rendait plus capables de saisir immédiatement l’essence de la nature, et qui par conséquent leur permettait de satisfaire en eux le besoin métaphysique d’une façon plus complète : ainsi naquirent chez les ancêtres des Brahmanes les Richis, et ces conceptions presque surhumaines, qui furent déposées plus tard dans les Oupanishads des Védas.

En revanche, on n’a jamais manqué de gens qui se sont efforcés de tirer leur subsistance de ce besoin métaphysique, et qui l’ont exploité autant qu’ils ont pu : chez tous les peuples, il s’est rencontré des personnages pour s’en faire un monopole, et pour l’affermer : ce sont les prêtres. Mais afin d’assurer complètement leur trafic, il leur fallait obtenir le droit d’inculquer de bonne heure aux hommes leurs dogmes métaphysiques, avant que la réflexion ne fût encore sortie de ses ténèbres, c’est-à-dire dans la première enfance ; car alors, tout dogme, une fois qu’il est bien enraciné, reste pour toujours, quelle qu’en soit l’insanité ; si les prêtres devaient attendre pour faire leur œuvre que le jugement fût déjà mûr, ils verraient s’écrouler tous leurs privilèges.

Une seconde, quoique moins nombreuse, catégorie d’individus qui tirent leur subsistance de ce besoin métaphysique de l’humanité, ce sont ceux qui vivent de la philosophie. Chez les Grecs, on