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doctrine de la représentation abstraite

On peut considérer comme preuve à l’appui de ce que j’ai dit sur le ομολογουμενως ζην des stoïciens, les considérations de Ritter et Preller à ce sujet, dans leur Histoire de la pilosophie grécoromaine. De même, cet aphorisme de Sénèque (Epist. 31 et Ep. 74) « Perfecta virtus est æqualitas et tenor vitæ per omnia consonans sibi ». Mais l’esprit du Portique respire surtout dans ce passage du même Sénèque (Epist., 92) « Quid est beata vita ? Securitas et perpetua tranquillitas. Hanc dabit animi magnitudo, dabit constantia bene judicati tenax. » On se convaincra par une étude d’ensemble du stoïcisme, que le but de sa morale, et aussi de la morale cynique d’où elle est sortie, est tout simplement de nous faire vivre d’une vie aussi exempte de maux que possible, c’est-à-dire d’une vie aussi heureuse que possible. C’est pourquoi la morale stoïcienne est une espèce particulière de l’eudémonisme. Elle n’a pas, comme la morale hindoue, la morale chrétienne, ou même platonicienne, de tendance métaphysique ; elle n’a pas de but transcendant, mais seulement un but immanent, qu’on peut atteindre dès cette vie : l’ataraxie, la félicité sans mélange du sage, que rien ne peut ébranler. Cependant il faut convenir que les derniers stoïciens, notamment Arrien, oubliaient quelquefois ce but et tendaient à l’ascétisme, ce qui s’explique par les progrès du christianisme et la diffusion de l’esprit oriental. — Si maintenant nous considérons d’un peu près ce but du stoïcisme, cette ataraxie, nous n’y trouvons qu’endurcissement et insensibilité aux coups du sort ; les stoïciens y arrivaient en se représentant sans cesse la brièveté de la vie, la vanité des jouissances, l’inconstance du bonheur, et après s’être rendu compte que la différence de la félicité à l’infortune est beaucoup plus petite qu’on ne l’imaginait par anticipation. Ce n’est cependant pas encore l’état de béatitude, ce n’est pas la résignation à la souffrance, envisagée comme inévitable. La hauteur d’esprit et la dignité de l’individu consiste précisément à se taire et à supporter la fatalité, dans un repos mélancolique, sans sortir de son calme, tandis que les autres hommes ne font que passer de la joie exultante au désespoir, et du désespoir à la joie. On peut donc considérer encore le stoïcisme comme une diététique spirituelle de même qu’on endurcit son corps aux intempéries, qu’on l’habitue à pâtir et à se fatiguer, de même aussi on s’endurcit le cœur contre l’infortune, le danger, la misère, l’injustice, la tromperie, la trahison, l’orgueil et la stupidité des hommes.

Je remarque encore que les καθηκοντα des stoïciens, que Cicéron traduit par le mot officia, signifient à peu près ce qui nous est approprié (Obliegenheiten), ce qu’il convient de faire en anglais incumbencies, en italien, quel che tocca a me di fare, o di lasciare, c’est-à-dire en général ce qu’il appartient à un homme raisonnable