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l’usage pratique de la raison et le stoïcisme

tion, ce qui est d’ailleurs impossible, attendu que les désirs et les besoins croissent à l’infini, à mesure qu’on les satisfait. Aussi, pour atteindre au but de toute la morale antique, au bonheur le plus complet en cette vie, prenaient-ils le chemin du renoncement comme le plus court, et le plus facile : οθεν και τον κυνισμον ειρηκασιν συντομον επ’αρετην οδον, « Unde cynismum dixere compendiosam ad virtutem viam. » (Diog. Laert., VI, 9.) La différence essentielle, entre l’esprit des cyniques et celui des ascètes, se manifeste de la façon la plus frappante par l’humilité, qui est l’âme même de l’ascétisme, et qui est si étrangère au cynisme, lequel affiche plutôt l’orgueil et le mépris d’autrui :

________Sapiens uno minor est Jove, dives,
Liber, honoratus, pulcher, rex denique regum.
_______________________________Horace.

Au contraire, la conception de la vie des cyniques, correspond pour l’esprit, à celle de J.-J. Rousseau, dans son Discours sur l’origine de l’inégalité. Lui aussi voudrait nous ramener à l’état de nature et réduire nos besoins à leur minimum, convaincu que c’est la route la plus sûre pour arriver au bonheur. D’ailleurs les cyniques étaient exclusivement des philosophes pratiques ; je ne connais rien qui nous renseigne sur leur philosophie théorique.

Le stoïcisme est sorti du cynisme, en ce sens qu’il en a converti la pratique en théorie. Selon les stoïciens, il n’est pas nécessaire de se retrancher tout ce qu’il serait possible de faire ; il suffit de regarder toujours les biens et les voluptés comme superflus et dépendant de la fortune : et ainsi la privation véritable, si d’aventure elle s’imposait, ne paraîtrait plus pénible. On peut posséder des biens immenses et jouir de toutes choses ; il ne faut qu’être convaincu de la vanité du tout et de la facilité avec laquelle on peut y renoncer, et d’autre part avoir toujours présent à l’esprit que ces biens sont incertains et dépendent du hasard, c’est-à-dire les regarder comme rien et être toujours prêt à s’en séparer. Il y a plus : celui qui aurait besoin de renoncer réellement à tous ces biens pour n’en être pas touché, montrerait par la même, qu’il les tient, dans son cœur, pour de vrais biens : ce serait pour n’être pas tenté par eux, qu’il les éloignerait de sa vue. Que le sage au contraire apprenne à n’y voir que de faux biens, qu’il les considère comme des choses indifférentes (αδιαφορα), ou en tout cas accessoires (προηγμενα). Lorsqu’ils se présentent, il ne les repousse pas, mais il est toujours prêt à les laisser partir avec la même égalité d’âme, lorsque le hasard dont ils dépendent vient à l’exiger. Ils sont en effet du nombre « τῶν οὐϰ ἐφ’ἡμῖν ». Dans ce sens, Épictète disait (Chap. 7) : « Que le sage ressemble au passager d’un navire qui serait descendu à terre ; là il fait la connaissance d’une femme