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CHAPITRE XVI[1]
SUR L’USAGE PRATIQUE DE LA RAISON ET SUR LE STOÏCISME

Dans mon septième chapitre, j’ai démontré qu’en théorie, la déduction des concepts aboutit à de médiocres résultats, et que pour arriver à quelque chose de mieux, il faut s’adresser à l’intuition elle-même, comme à la source de toute connaissance. Dans la pratique, c’est tout le contraire : ici il n’y a que les animaux qui soient déterminés par l’intuition ; il n’en saurait être de même de l’homme qui a des concepts pour régler sa conduite, et qui par là échappe à la puissance de l’intuition présente, à laquelle l’animal est absolument livré. C’est dans la mesure où l’homme tire parti de ce privilège que sa conduite peut être appelée raisonnable, et c’est uniquement dans ce sens qu’il peut être question de raison pratique, non dans le sens kantien, lequel est inadmissible, comme je l’ai fait voir tout au long dans mon mémoire sur le Fondement de la morale.

Mais il n’est pas facile de se déterminer uniquement par des concepts ; le caractère le mieux trempé n’est pas sans ressentir l’action puissante du monde extérieur, qui l’entoure avec toute sa réalité intuitive. Seulement, c’est précisément en tenant cette influence en échec, en comptant pour rien la fantasmagorie du monde, que l’esprit humain fait éclater sa grandeur et sa dignité. Ainsi, lorsque l’attrait du plaisir et de la jouissance le laisse indifférent, lorsqu’il n’est ébranlé ni par les menaces ni par la rage d’ennemis en fureur, que les supplications d’amis abusés ne l’ébranlent point dans sa résolution, que tous les fantômes trompeurs, dont l’entoure l’intrigue la mieux concertée, ne sauraient l’émouvoir, que les insultes des sots et de la foule ne le font point sortir de son calme et ne lui donnent point le change sur sa propre valeur : — alors il semble être sous l’influence d’un monde idéal, visible pour lui seul (c’est le monde des concepts), devant lequel toute cette réalité qu’il voit et qu’il touche s’évanouit comme un rêve. Ce qui donne au monde extérieur et à la réalité sensible une si grande force sur l’âme, c’est qu’ils en sont très rapprochés et qu’ils agissent immédiatement sur elle. Il se passe ici la même chose que

  1. Ce chapitre correspond au § 16 du Ier volume.