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doctrine de la représentation abstraite

qu’entre les étoiles innombrables du ciel et le champ de vision étroit du télescope. Ce contraste apparaît en un jour éclatant, quand l’érudit cherche à prendre une conscience distincte de quelque particularité de son savoir : il lui faut, pour la tirer de ce chaos, du temps et des efforts. La rapidité de ce rappel est un don particulier, mais varie selon le jour et l’heure. C’est pourquoi souvent la mémoire nous fait défaut sur des points où d’ordinaire elle nous sert promptement. Cette considération doit nous décider à exercer notre coup d’œil, à fortifier notre jugement plutôt qu’à augmenter la somme de notre science ; n’oublions pas que la qualité du savoir est plus précieuse que la quantité. Celle-ci ne donne aux livres qu’un format épais, l’autre leur confère la solidité et le style ; la qualité est une grandeur intensive, la quantité est extensive seulement. La qualité consiste dans la précision et l’intégrité des concepts, dans la pureté et l’exactitude des connaissances intuitives qui leur servent de fondement ; aussi tout le savoir, dans toutes ses parties, en est-il pénétré et vaut-il en proportion. Une petite quantité de science, dont la qualité est bonne, sert plus qu’une grande quantité, mais de qualité mauvaise.

La connaissance la plus parfaite et la plus suffisante est la connaissance intuitive ; mais elle est bornée au particulier, à l’individuel. La réunion du multiple et du divers dans une même représentation n’est possible que par le concept, c’est-à-dire par la suppression des différences ; c’est donc là une représentation d’un genre très imparfait. Il est vrai que le particulier, lui aussi, peut être saisi immédiatement comme quelque chose de général, et cela sous la forme de l’Idée platonicienne : mais en suivant ce procédé, que j’ai analysé dans le troisième livre, l’intellect franchit les bornes de l’individualité et du temps, et d’ailleurs ce procédé n’est qu’une exception.

Ces imperfections essentielles inhérentes à notre intellect sont encore aggravées par une influence perturbatrice qui lui est en quelque sorte extérieure, mais qui se produit fatalement, je veux parler de l’influence que la Volonté exerce sur toutes les opérations de l’intellect, dès qu’elle se trouve intéressée à leur résultat. Chaque passion, chaque inclination même et chaque antipathie teignent de leur couleur les objets de la connaissance. L’expérience de tous les jours nous fait voir combien le désir et l’espérance faussent la pensée ; grâce à eux, ce qui est presque impossible nous paraît vraisemblable et comme sûr, et nous devenons en quelque sorte incapables d’apprécier les raisons adverses. La peur agit d’une manière analogue, et de même toute opinion préconçue, tout parti-pris, tout intérêt, tout penchant, toute tendance de la Volonté. Enfin, en outre de toutes ces imperfections, l’intellect