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des imperfections essentielles de notre intellect

quelque chose d’antérieur à la conscience, c’est la racine de l’arbre dont celle-ci est le fruit. Cette base, dis-je, est la Volonté : elle seule est immuable et absolument identique et a engendré la conscience conformément à ses propres fins. Aussi est-ce la Volonté qui donne à la conscience l’unité, qui en relie toutes les représentations et les pensées ; c’est en quelque sorte la note fondamentale qui les accompagne toutes. Sans la Volonté l’intellect n’aurait pas plus d’unité de conscience qu’un miroir, dans lequel se réfléchit tantôt ceci tantôt cela ; tout au plus en aurait-il autant qu’un miroir convexe, dont les rayons se concentrent en un point imaginaire, situé derrière sa surface. La Volonté seule est l’élément permanent et immuable de la conscience. C’est elle qui établit un lien entre toutes les pensées, qui en fait des moyens pour ses uns personnelles, qui les teint de la couleur de son caractère, de sa disposition et de son intérêt, qui régit l’attention et tient en main le fil des motifs, ressorts suprêmes de la mémoire et de l’association des idées : c’est de la volonté au fond qu’on parle, chaque fois que le « moi » se présente dans un jugement. Elle est donc la vraie, la suprême unité de la conscience, le lien de ses fonctions et de ses actes ; sans relever elle-même de l’intellect, elle en est la source, le principe et la loi.

La forme du temps, la disposition unilinéaire de nos représentations, en vertu de laquelle l’intellect ne peut saisir une chose qu’en se dessaisissant d’une autre, engendre, en même temps que la dispersion de la pensée, notre faculté d’oublier. La plupart des choses que nous avons laissé tomber, nous ne les ressaisissons plus jamais, d’autant moins que pour les ressaisir il faut recourir au principe de raison, c’est-à-dire utiliser une cause occasionelle, que l’association des idées et la motivation doivent d’abord fournir (d’autre part il est vrai que cette cause occasionelle peut être très éloignée même et très faible, pourvu que l’intérêt du sujet nous y rende fortement sensibles). La mémoire, comme je l’ai montré déjà dans mon Essai sur le Principe de raison, n’est pas un réservoir, mais une simple disposition à rappeler telle ou telle représentation : il faut donc que par la répétition nous tenions constamment ces représentations en mouvement, sans quoi elles se perdraient. Aussi la science du plus érudit même n’existe-t-elle que virtuellement, comme disposition acquise à provoquer certaines représentations ; actuellement il est borné à une représentation unique, de laquelle seule il a une conscience distincte. D’où un contraste étrange entre ce qu’il sait en puissance et ce qu’il sait en acte, c’est-à-dire entre sa science et sa pensée de chaque moment : la première est une masse abondante et quelque peu chaotique, l’autre une seule représentation distincte. Le rapport est le même