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de l’association des idées

ne pouvons souvent pas rendre compte de la naissance de nos pensées les plus profondes ; elles procèdent de la partie la plus mystérieuse de notre être intime. Des jugements, des pensées, des résolutions émergent inopinément de ces profondeurs et nous sont à nous-mêmes un objet d’étonnement. Une lettre nous apporte des nouvelles imprévues et importantes qui jettent le trouble dans nos pensées et nos motifs ; sur le moment, nous nous débarrassons de cet élément nouveau et n’y pensons plus, mais quelques jours après, le lendemain quelquefois, la situation créée par le nouvel ordre de choses et les résolutions qu’elle comporte, se présente clairement à notre esprit. La conscience n’est que la surface de notre esprit ; de même que pour la terre, nous ne connaissons de ce dernier que l’écorce, non l’intérieur.

Nous venons d’exposer les lois de l’association des idées. Ce qui la met en mouvement elle-même, c’est, en dernière instance et dans le secret de notre être, la Volonté qui pousse l’intellect, son serviteur, à coordonner les pensées, dans la mesure de ses forces, à rappeler le semblable, le contemporain, à reconnaître les principes et les conséquences ; car il est de l’intérêt de la Volonté que la pensée s’exerce le plus possible, afin de nous orienter d’avance pour tous les cas qui pourront se présenter. Aussi la forme du principe de raison qui régit l’association est-elle, en dernier ressort, la loi de motivation, car c’est la Volonté du sujet pensant qui gouverne le sensorium et le détermine à suivre, dans telle ou telle direction, l’analogie ou quelque autre raison de l’association. Et de même qu’ici les lois de la connexion des idées ont pour base la Volonté, de même la connexion causale des corps dans le monde réel a en réalité pour fondement la Volonté qui se manifeste dans leurs phénomènes. Aussi l’explication par les causes n’est-elle jamais absolue, elle nous renvoie toujours à des forces naturelles, condition des rapports de causalité, et dont l’essence est justement la Volonté comme chose en soi. Mais j’anticipe sur le livre suivant.

Comme les causes occasionnelles extérieures (sensibles) de la présence de nos représentations dans la conscience, ainsi que les causes intérieures (association des idées) agissent continuellement et cela indépendamment les unes des autres, sur notre conscience, le cours de nos pensées en est fréquemment interrompu et ainsi se produit un certain morcellement et une confusion de la pensée. C’est d’ailleurs là une des imperfections essentielles à l’intellect, dont nous allons parler dans un chapitre spécial.