Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 2, 1913.djvu/262

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
259
théorie de la science

— Pour toutes ces raisons, je donne à nos savants ce conseil d’ami, de mettre fin le plus tôt possible à leur teutomanie.

Puisque l’occasion s’en présente, qu’il me soit permis de critiquer les abus inouïs dont l’orthographe allemande est victime depuis quelque temps. Les écrivains de toute catégorie ont entendu parler de brièveté de l’expression, mais sans savoir que cette brièveté consiste à omettre soigneusement tout ce qui est superflu, leurs propres écrits par exemple ; ils croient atteindre à cette qualité, en rognant les mots, comme les filous rognent les monnaies, et en escamotant sans plus toute syllabe qui leur paraît superflue, parce qu’ils n’en comprennent pas la valeur. Ainsi nos prédécesseurs ont dit, avec un fin discernement des nuances, Beweis et Verweis (preuve, réprimande), tandis qu’eux disent Nachweisung[1] (renvoi) : la différence, fort délicate, analogue à celle qui existe entre Versuch et Versuchung (essai, tentation), entre Betracht et Betrachtung (rapport, considération), n’a pu entrer dans ces oreilles barbares, dans ces crânes obtus, et alors ils ont inventé le mot Nachweis (même sens que Nachweisung) qui est aussitôt devenu d’un usage général ; car pour qu’une idée nouvelle devienne populaire, il suffit qu’elle soit lourde, pour qu’un solécisme entre dans le domaine commun, il suffit qu’il soit grossier. Beaucoup de mots ont été victimes d’une amputation analogue au lieu de « Untersuchung (recherche), on écrit Untersuch ; au lieu de allmälig (peu à peu), mälig ; au lieu de beinahe (presque), nahe », etc. Si un Français se hasardait à écrire près pour presque, un Anglais most pour almost, on rirait de lui comme d’un fou en Allemagne, au contraire, une folie de ce genre vous vaut la réputation d’un esprit original. Plusieurs chimistes emploient déjà löslich et unlöslich (soluble, insoluble) au lieu de unauflöslich ; et si les grammairiens ne leur donnent pas sur les doigts, ils priveront ainsi la langue d’un mot précieux. Ce qui est löslich (qui peut être défait), c’est un nœud, un cordon de souliers, ce qui est auflöslich (soluble), c’est tout ce qui disparaît entièrement dans un liquide, comme le sel dans l’eau. Auflösen est le terminus ad hoc, qui exprime ce rapport et rien autre, isolant ainsi un concept déterminé c’est ce concept que nos subtils transformateurs de la langue veulent faire entrer dans le moule lösen ; pour être conséquents, ils devraient dès lors, au lieu de ablösen, auslösen, einlösen (relever une sentinelle, racheter, acquitter), dire toujours et partout lösen », et ôter ainsi à la langue toutes ses expressions précises. Or, appauvrir la langue d’un mot, c’est appau-

  1. Les deux premiers mots sont simplement formés du radical d’un verbe, tandis que le troisième est constitué par l’adjonction du suffixe ung au radical verbal. (N. du trad.)