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doctrine de la représentation abstraite

sions latines et grecques ont l’avantage de marquer le concept scientifique d’une empreinte propre, de le mettre ainsi en dehors des mots d’usage commun et des associations d’idées qui s’attachent à ces derniers. Au contraire, quand on dit « Speisebrei » (bouillie d’aliments) au lieu de chyme, on a l’air de parler de la nourriture des petits enfants ; et Lungensack (sac des poumons) au lieu de pleura, Herzbeutel (bourse du cœur) au lieu de pericardium sembleraient plutôt appartenir à la langue des bouchers qu’à celle des anatomistes. Enfin, l’usage des anciens termes techniques entraînait nécessairement l’étude des langues anciennes, étude que l’emploi des langues vivantes dans les recherches scientifiques tend de plus en plus à supprimer. Mais si on en arrive là, si l’esprit des anciens, qui est intimement lié à leur langue, disparaît de l’enseignement, une platitude vulgaire et brutale s’emparera de toute la littérature. Car les œuvres des anciens sont l’étoile polaire qui doit nous guider dans nos aspirations artistiques et littéraires qu’elle disparaisse de l’horizon, et nous sommes perdus. Déjà, aujourd’hui, on reconnaît au style piteux et inepte de la plupart des écrivassiers qu’ils n’ont jamais écrit en latin[1]. C’est à bon droit qu’on a appelé du nom d’ « humanités » le commerce avec les auteurs de l’antiquité, car c’est grâce à eux que l’écolier devient homme, en entrant dans un monde pur encore de toutes les contorsions et de toutes les grimaces du moyen âge et du romantisme ; ces perversions se sont tellement emparées du monde européen, qu’aujourd’hui encore nous les apportons avec nous en naissant, et qu’il faut nous en débarrasser avant tout pour redevenir purement et simplement des hommes. Ne croyez pas que votre sagesse moderne puisse remplacer l’antiquité à cet égard et nous donner le sceau de l’humanité ; vous n’êtes pas, comme les Grecs et les Romains, des êtres libres de naissance, des enfants de la nature que n’a point souillés le préjugé. Vous êtes les fils et les héritiers du moyen âge barbare et de son esprit inepte, des inventions honteuses des prêtres, de la vanité brutale de la chevalerie. Sans doute, l’esprit clérical et l’esprit chevaleresque touchent à leur fin, mais il vous est encore impossible de vous développer à l’aide de vos seules forces. Votre littérature, si elle n’est formée à l’école des anciens, dégénérera en un bavardage vulgaire et prud’hommesque.

  1. Le plus important service que nous rende l’étude des anciens, c’est de nous préserver de la prolixité ; les anciens s’efforcent toujours d’être concis et exacts, tandis que la prolixité est le défaut de presque tous les écrivains modernes, défaut que quelques-uns d’entre eux cherchent à atténuer en supprimant des syllabes et des lettres. Aussi faut-il poursuivre toute la vie durant l’étude des anciens, en n’y consacrant, bien entendu, qu’un temps limité. Les anciens savaient qu’on ne doit pas écrire comme on parle ; nos contemporains, au contraire, poussent l’impudence jusqu’à faire imprimer des conférences dont la forme est improvisée. (N. de l’auteur.)