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doctrine de la représentation abstraite

formules aussi creuses. L’ironie est objective, combinée en vue d’autrui ; l’humour est subjectif, visant avant tout notre propre moi. Aussi les chefs-d’œuvre d’ironie se trouvent-ils chez les anciens, les chefs-d’œuvre d’humour chez les modernes. Car, à le considérer de plus près, l’humour repose sur une disposition subjective, mais sérieuse et élevée, qui entre en conflit avec un monde vulgaire, très différent de sa propre nature. Ce monde, elle ne peut l’éviter, pas plus qu’elle ne peut se sacrifier elle-même ; aussi pour concilier tout, cherche-t-elle à penser par les mêmes concepts et son propre sentiment et le monde extérieur. Ces concepts seront donc en désaccord tantôt avec la réalité extérieure, tantôt avec la réalité intime, et nous donnerons ainsi l’impression du rire intentionnel, c’est-à-dire de la plaisanterie : mais derrière cette plaisanterie se cache la gravité la plus profonde, qui perce au travers du rire. L’ironie commence par une physionomie grave et finit par un sourire ; l’humour suit une marche opposée. L’expression de Mercutio citée plus haut peut être considérée comme un exemple de ce dernier. Autre exemple, tiré de Hamlet « Polonius : Très gracieux seigneur, je viens respectueusement prendre congé de vous. — Hamlet Vous ne sauriez rien prendre de moi, que je fusse plus disposé à donner — si ce n’est ma vie, ma vie, ma vie. » — Avant la représentation du spectacle à la cour, Hamlet dit à Ophélie : « Que doit donc faire un homme, sinon être gai ? Car voyez comme ma mère a l’air réjoui, et pourtant mon père n’est mort qu’il y a deux heures. — Ophélie : Il y a deux mois, seigneur. — Hamlet : Il y a si longtemps déjà ? Hé alors ! que le diable se mette en noir, pour moi je vais me commander un habit qui soit gai. » — De même dans le Titan de Jean Paul, quand Schappe, devenu mélancolique et ruminant en lui-même, se prend plusieurs fois à considérer ses mains et se dit : « En vérité il y a ici un monsieur en chair et en os, et je suis en lui. Mais qui est ce monsieur ? » — Henri Heine s’est montré vraiment humoriste dans le Romancero. Derrière toutes ses plaisanteries et ses farces, nous remarquons un sérieux profond qui rougit de se montrer sans voile. L’humour repose donc sur une disposition particulière de l’humeur[1] ; aussi, sous toutes ses formes, y remarquons-nous une forte prédominance du subjectif sur l’objectif, dans la manière de saisir les objets extérieurs.

Est également un produit de l’humour et par conséquent humoristique, toute représentation par la poésie ou par l’art d’une scène comique et même burlesque, quand une pensée sérieuse se dissimule derrière le rire et apparaît au travers. Tel est le caractère,

  1. Schopenhauer emploie le mot allemand Laune auquel il assigne comme étymologie probable le latin luna.