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doctrine de la représentation abstraite

rire, ou bien sont les concepts d’un autre, ou bien ils sont à nous. Dans le premier cas nous rions de l’autre : dans le second, nous éprouvons une surprise souvent agréable, toujours plaisante. Les enfants et les gens sans culture rient des moindres événements, des accidents mêmes, s’ils sont inattendus, si par conséquent ils démentent leur concept préconçu. — En général, le rire est un état plaisant : l’aperception de l’incompatibilité de l’intuition et de la pensée nous fait plaisir et nous nous abandonnons volontiers à la secousse nerveuse que produit cette aperception. Voici la raison de ce plaisir. De ce conflit qui surgit soudain entre l’intuitif et ce qui est pensé, l’intuition sort toujours victorieuse ; car elle n’est pas soumise à l’erreur, n’a pas besoin d’une confirmation extérieure à elle-même, mais est sa garantie propre. Ce conflit a en dernier ressort pour cause, que la pensée avec ses concepts abstraits ne saurait descendre à la diversité infinie et à la variété de nuances de l’intuition. C’est ce triomphe de l’intuition sur la pensée qui nous réjouit. Car l’intuition est la connaissance primitive, inséparable de la nature animale ; en elle se représente tout ce qui donne à la volonté satisfaction immédiate ; elle est le centre du présent, de la jouissance et de la joie, et jamais elle ne comporte d’effort pénible. Le contraire est vrai de la pensée : c’est la deuxième puissance du connaître ; l’exercice en demande toujours quelque application, souvent un effort considérable ; ce sont ses concepts qui s’opposent fréquemment à la satisfaction de nos vœux, car résumant le passé, anticipant l’avenir, pleins d’enseignements sérieux, ils mettent en mouvement nos craintes, nos remords et nos soucis. Aussi devons-nous être tout heureux de voir prendre en défaut cette raison, gouvernante sévère et infatigable jusqu’à en devenir importune. Et il est naturel que la physionomie du visage, produite par le rire, soit sensiblement la même que celle qui accompagne la joie.

Le manque de raison et de concepts généraux rend l’animal incapable non moins de rire que de parler. Le rire est un privilège et un signe caractéristique de l’homme. Remarquons pourtant en passant que son ami unique, le chien, a sur les autres animaux une supériorité propre et caractéristique, je veux parler de son frétillement si expressif, si bienveillant, si foncièrement honnête. Comme ce salut, que lui inspire la nature, forme un heureux contraste avec les révérences et les grimaces polies des hommes ! Comme il est mille fois plus sincère, du moins pour le présent, que leurs assurances d’amitié et de dévouement !

Le contraire du rire et de l’enjouement est le sérieux. Le sérieux consiste donc dans la conscience de l’harmonie complète du concept, ou pensée, avec l’intuition ou réalité. L’homme sérieux est convaincu qu’il pense les choses comme elles sont, et qu’elles sont