Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 2, 1913.djvu/231

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
228
doctrine de la représentation abstraite

accompagnement obligé[1] ». Rendre l’idée d’une escorte de police par un terme musical est d’un effet très heureux, bien que le mot d’esprit en question se rapproche du vulgaire calembour. Au contraire, quand Saphir, dans une polémique contre l’acteur Angéli, dit de lui « qu’il est également grand par l’esprit et le corps », c’est là du véritable esprit, tel que nous venons de le définir jusqu’ici. L’acteur, en effet, était d’une taille de nain, de sorte que Saphir appliquait le concept « grand » à un objet extraordinairement petit. De même Saphir appelle les airs d’un opéra nouveau, « de bonnes vieilles connaissances », expression qui généralement désigne quelque chose de recommandable, mais qui dans ce cas particulier renferme une critique et un blâme. C’est encore un mot d’esprit, de dire d’une dame, dont il est facile d’obtenir les faveurs par des cadeaux, qu’elle sait joindre « utile dulci ». Le concept contenu dans la règle prônée par Horace au point de vue esthétique est appliqué ici à ce qui, au point de vue moral, est commun et vulgaire. De même, quand on désigne une maison publique par cette périphrase « Le séjour modeste de joies paisibles ». — Dans la bonne société, où l’on tient à être absolument fade, et où l’on évite toutes les assertions tranchées, toutes les expressions un peu fortes, lorsqu’on veut parler de choses scabreuses, on se tire d’affaire en les exprimant, sous une forme adoucie, par des idées générales. Dès lors ces idées servent à traduire ce qui s’écarte plus ou moins de leur sens véritable, et ainsi nait le rire. Dans cette catégorie il faut faire rentrer le « utile dulci » dont nous avons parlé plus haut. On dit encore « Il a eu des désagréments au bal », pour donner à entendre qu’il a été rossé et jeté à la porte. De même : « Cet homme a poussé trop loin une occupation agréable », c’est-à-dire il est ivre. « Cette femme doit avoir ses moments de faiblesse », bien entendu, quand elle plante des cornes à son mari, etc. On peut encore rapporter à ce genre de mots les équivoques, c’est-à-dire des concepts qui en eux-mêmes n’ont rien que de décent, mais qui, appliqués à un cas spécial, conduisent facilement à des représentations indécentes. Ces équivoques se produisent très fréquemment en société. Mais le modèle parfait de l’équivoque, dans toute sa beauté, nous est fourni par l’épitaphe incomparable du Justice of peace de Shenstone. Elle semble, avec son style lapidaire et pompeux, parler d’objets nobles et élevés, et en réalité chacune des idées qu’elle renferme contient des allusions, dont le sens véritable n’est révélé que par le dernier mot, clé inattendue de tout le morceau, et le lecteur s’aperçoit finalement, en éclatant de rire, qu’il n’a lu qu’une équivoque assez obscène. Il est impossible, à notre époque prude et réservée, de

  1. C’est-à-dire avec une escorte de gendarmes. (Note du trad.)