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doctrine de la représentation abstraite

point toujours dans la forme, mais souvent aussi dans la matière, dans les prémisses, dans l’indétermination des concepts et de leur extension. Nous en avons de nombreux exemples chez Spinoza dont la méthode est aussi de démontrer par concepts ; voyez par exemple les sophismes misérables qu’il commet dans la 29e, la 30e et la 31e proposition de la ive partie de son Éthique, en exploitant les sens variés et les contours flottants des concepts convenire et commune habere. Mais tout cela n’empêche point les spinozistes de nos jours de prendre tout ce que le maître a dit comme parole d’Évangile. Bien amusants surtout sont certains d’entre eux, les hégéliens, dont il reste encore, il faut le dire, quelques survivants ; ils ont une vénération traditionnelle pour le principe de Spinoza : « Toute détermination est une négation » ; fidèles à l’esprit charlatanesque de leur école, ils ont l’air de considérer ce principe comme s’il était capable de faire sortir le monde de ses gonds ; en réalité il n’y a pas seulement là de quoi faire partir un chien du coin de la cheminée. Fût-on en effet le plus borné des hommes, l’on comprend aisément que si je limite une chose en la déterminant, j’exclus par le fait et je nie tout ce qui ne rentre point dans cette limite.

Dans tous les ergotages de ce genre, on voit excellemment à quelles erreurs est condamnée cette algèbre des simples concepts qu’aucune intuition ne vérifie ; l’on voit par suite que l’intuition est pour notre intellect ce qu’est pour notre corps le sol sur lequel il repose. Si nous la quittons tout n’est plus que terre chancelante, instabilis terra, innabilis unda.J’espère que l’on saura gré à celui qui donne ces explications et ces exemples, de l’avoir fait largement et par le menu. Par ce moyen j’ai voulu illustrer et confirmer une vérité importante, jusqu’ici trop peu étudiée, je veux dire la différence et même le contraste qu’il y a entre la connaissance intuitive et la connaissance abstraite ou réfléchie ; le trait principal de ma philosophie, c’est d’avoir fortement établi ce contraste, sans lequel bon nombre de phénomènes seraient inexplicable dans notre vie spirituelle. Le terme intermédiaire qui relie entre elles ces deux sortes de connaissance, si différentes l’une de l’autre, constitue, ainsi que je l’ai démontré dans mon premier volume[1], la faculté de juger (Urtheilskraft). Sans doute cette faculté de juger peut aussi s’exercer dans le domaine de la connaissance purement abstraite, à savoir dans le cas où elle ne compare que des concepts avec des concepts : de cette façon chaque jugement, au sens logique du mot, est en réalité l’œuvre de la faculté de juger, puisqu’on n’y fait que subsumer un concept plus étroit sous un concept plus large. Cependant l’activité de cette faculté de juger, lorsqu’elle ne fait que comparer

  1. § XIV.