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doctrine de la représentation abstraite

pour s’élever plus haut, mais ils les recueillent avec soin et s’imposent la tâche de les emporter, ravis de sentir s’accroître la pesanteur de leur fardeau ; c’est pourquoi ils restent toujours à terre. Ils portent sur eux ce qui aurait dû les porter eux-mêmes.

C’est sur la vérité que nous avons déduite ici, — à savoir que l’intuition est le noyau de toute connaissance, — que repose cette remarque si juste et si profonde d’Helvétius : Les manières de voir vraiment personnelles et originales, dont un individu bien doué est capable, et dont l’élaboration, le développement, l’application multiple, constituent son œuvre propre, tout cela est accompli chez lui — bien que l’œuvre elle-même ne soit achevée que plus tard — dès l’âge de trente-cinq ans, plus rarement à quarante. Ce n’est que le résultat de combinaisons faites dans sa première jeunesse. Car ce ne sont pas là de simples enchaînements de concepts abstraits, mais seulement des intuitions personnelles du monde objectif et de l’essence des choses.

Si l’intuition a terminé sa tâche, vers l’âge qu’indique Helvétius, cela vient en partie de ce que les types de toutes les idées (platoniciennes) se sont déjà représentés en lui, et que par conséquent ils ne peuvent se produire plus tard avec l’intensité de la première impression ; cela vient aussi de ce que cette quintessence de toute connaissance, ces épreuves « avant la lettre » de la synthèse ultérieure, exigent le maximum d’énergie de l’activité cérébrale, laquelle dépend de la fraîcheur et de l’élasticité des fibres, et de la force avec laquelle le sang artériel afflue au cerveau. Cette force n’est à son plus haut degré, qu’autant que le système artériel l’emporte sur le système veineux ; jusqu’à trente ans il a l’avantage, mais à partir de quarante-deux ans, c’est le système veineux, ainsi que Cabanis l’a démontré de la façon la plus probante. C’est pourquoi les trente premières années sont pour l’intelligence, ce qu’est le mois de mai pour les arbres. Il n’y a alors que des fleurs, mais c’est de ces fleurs que sortiront tous les fruits. Le monde intuitif a marqué son empreinte, et par là, préparé la base de toutes les pensées futures de l’individu. Celui-ci peut éclairer ses intuitions par la réflexion, il peut acquérir encore de nombreuses connaissances, pour en nourrir le fruit déjà venu, il peut étendre ses horizons, rectifier ses concepts et ses jugements, devenir vraiment le maître de la matière déjà acquise, grâce à des combinaisons infinies ; il ne produira le plus souvent le meilleur de son œuvre, que beaucoup plus tard, de même que les grosses chaleurs ne commencent qu’au moment où les jours diminuent. Mais quant à puiser de nouvelles connaissances à la source de l’intuition, la seule vraiment jaillissante, c’est un espoir auquel