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des rapports de l’intuitif et de l’abstrait

de ce qu’il pense. On peut appliquer au premier le vers de Pope :

For ever reading, never to be read[1].

L’esprit de sa nature est libre et non serf. Cela seul réussit, qu’il fait de lui-même et de bon gré. Au contraire se forcer à une étude, pour laquelle on n’est pas fait, ou lorsqu’on a la tête fatiguée, y persévérer trop longtemps et malgré Minerve, tout cela nous hébète le cerveau, comme une lecture au clair de lune abîme la vue. C’est ce qui arrive surtout, quand un cerveau trop jeune, celui d’un enfant, s’applique à l’étude. Ainsi, je crois que la grammaire latine et la grammaire grecque, apprises de la sixième à la douzième année, ne contribuent pas médiocrement à la stupidité, qu’on remarque plus tard en une foule de savants. Assurément l’esprit a besoin de chercher sa nourriture et sa matière au dehors. Mais de même que tous nos aliments ne sont pas incorporés, et qu’ils ne sont incorporés qu’autant qu’ils ont été digérés (d’où il résulte qu’une petite partie est assimilée, et que le reste est perdu, et que dépasser la quantité de nourriture assimilable est non seulement inutile, mais dangereux ; de même tout ce que nous lisons ne saurait profiter à l’esprit qu’autant qu’il l’excite à penser, et développe en nous une nouvelle manière de voir, une science personnelle. C’est pourquoi Héraclite disait déjà πολυμαθία νοῦν οὐ διδάσϰει (Le savoir n’éduque pas l’esprit). Pour moi, je compare l’érudition à une pesante armure, qui rend invulnérable un homme robuste, mais qui devient un lourd fardeau pour un homme faible, et sous laquelle il finit par succomber.

L’exposition que j’ai faite dans mon quatrième livre de la théorie de la connaissance des Idées (platoniciennes), connaissance que j’ai donnée comme la plus haute à laquelle l’homme puisse atteindre, et qui est entièrement intuitive, vient confirmer cette pensée, que ce n’est pas dans un savoir abstrait, mais dans une vue juste et profonde des choses, qu’est la source de la vraie sagesse. C’est pourquoi il peut y avoir des sages à toutes les époques ; ainsi ceux du passé méritent encore ce nom chez les races à venir ; tandis que le savoir est tout relatif : les anciens savants ne sont presque tous que des enfants à côté de nous, et nous les regardons avec une certaine pitié.

Mais celui qui étudie, uniquement pour arriver à un point de vue personnel, considère les livres et les études, comme les degrés d’une échelle, qui doit le porter jusqu’au sommet de la connaissance. Dès qu’un échelon est dépassé, il ne s’en préoccupe plus. Ceux, au contraire, qui étudient uniquement pour remplir leur mémoire, ne se servent pas des degrés de l’échelle

  1. « Il lit toujours, et ne mérite jamais d’être lu.