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doctrine de la représentation abstraite

il finit par le suspendre. Il y a plus : l’intelligence, à la longue, en est paralysée, à moins qu’elle ne soit suffisamment élastique pour résister à un tel afflux. De là vient qu’on se gâte le cerveau à lire et à étudier constamment ; ajoutons que le système de nos propres pensées et de nos connaissances n’a plus ni continuité ni harmonie, puisque nous le brisons nous-mêmes à tout instant pour faire place à un tout autre courant d’idées. Quand j’écarte mes propres idées pour faire place à celles d’un livre, il m’arrive ce que Shakespeare reprochait aux touristes de son temps, de vendre leurs propres terres pour aller voir celles des autres. Cependant cette manie de lecture, chez la plupart des savants, est une façon de fuir leur propre vide (fuga vacui) ; c’est l’absence d’idées dans leurs propres têtes, qui y attire si puissamment celles des autres. Ils lisent pour en avoir, semblables aux corps inertes, qui reçoivent du dehors leur mouvement, tandis que les penseurs originaux sont comme les corps vivants qui se meuvent eux-mêmes. Aussi est-il dangereux de lire un ouvrage sur un objet, avant d’y avoir soi-même réfléchi. Car avec ce nouvel objet se glisse dans l’esprit le point de vue particulier de l’auteur, et la façon dont il l’a envisagé ; d’autant plus que la paresse et l’apathie nous conseillent de nous épargner la peine de penser, pour prendre des idées toutes faites, et nous en servir. Cela devient une habitude, et notre pensée, comme un ruisseau qu’on dérive dans une fosse, et qui tourne sur lui-même, s’accoutume à suivre toujours le même chemin ; alors il est doublement difficile de lui en faire suivre un autre, qui nous appartienne en propre. C’est ce qui contribue surtout au manque d’originalité des savants. Ajoutons qu’ils croient devoir partager leur temps, comme les autres, entre le plaisir et le travail. Ils considèrent la lecture comme leur labeur, comme leur métier à eux, et ils s’y consument jusqu’à l’épuisement. Ainsi la lecture ne leur sert pas de stimulant à la réflexion ; elle leur en tient lieu car ils ne pensent aux choses que pendant le temps qu’ils consacrent à la lecture, c’est-à-dire qu’ils y pensent avec l’esprit d’autrui, et non avec le leur propre. Mais dès qu’ils ont fermé leur livre, ils s’intéressent bien plus vivement à d’autres objets ; ce sont leurs affaires personnelles qui les occupent, ou bien le spectacle, les cartes, le jeu de quilles, la chronique du jour, les cancans. L’homme pense, précisément dans la mesure où il ne s’occupe pas de ces bagatelles, mais uniquement des problèmes qui le passionnent ; ces problèmes, le penseur s’y attache partout, de lui-même, sans recourir à un livre : essayer de s’y intéresser artificiellement est impossible. Le tout est d’éprouver naturellement cet intérêt. Et voilà aussi pourquoi l’érudit ordinaire ne parle jamais que de ce qu’il a lu, et le penseur uniquement